Henry.

Il fait nuit encore, la lampe de poche n’est un maigre chemin lumineux sur la boue de la cour. Le jour, on peut le voir si on sait où chercher dans la brume alentour. C’est encore une pâleur, une étoile qui brille moins fort. Et surtout c’est toute cette eau en suspension dans l’air, celle qui rend la respiration lourde. Henry a la buée de son souffle sur les petits verres qu’il porte de travers. De toute façon, la brume, la crasse, la buée, la poussière des granges à grains, tout cela l’arrange bien, Henry préfère garder cette vision floue et sale du monde. Celle qu’il a aussi quand il ôte ses lunettes.
Il avance, frigorifié, ça le pèle jusqu’aux os, jusqu’à l’intérieur de ses os, jusque la moelle. Il gèle à vif. Comme tous les matins, le corps d’Henry l’emmène jusqu’au tas de bois. Il s’arrache les mains en cueillant les bûches. Le sang est trop épais, ça fait une croûte dans sa paume.
Il rentre, il allume le poêle. Il prépare le petit déjeuner des deux gaillards de la ferme. Ceux là qui sont costauds et musclés. Ceux là qui rient fort. Ceux là qui frappent le chien, la femme qui est partie, et lui aussi accessoirement. Quand la bouteille est vide ils deviennent dangereux. Mais aujourd’hui il n’y aura pas de problème : Henry a vérifié le niveau fatidique. Et puis aujourd’hui, Marie doit venir. C’est qu’ils sont propres et lucides quand Marie vient. Marie la trop douce pour ces deux grands crétins qui savent même pas lire. Henry non plus sait pas lire. Mais il s’en fout parce qu’il fait des poèmes, dans sa tête. Ça lui servirait à quoi de les mettre sur du papier ? Des poèmes pour Marie, il en a déjà tout un recueil, il passerait bien le reste de sa vie à lui dire ses poèmes, chère Marie, au coin de ton oreille toute douce. Le soir, parfois, ça lui arrive de glisser ses vers sur le corps de Marie. Sur sa peau qui serait comme un morceau de soie, tout fin, à travers duquel il sentirait la vie palpiter. Ça donne faim ces idées là, Henry pense au pain parce qu’il a le sexe tout dur.


Ils l’ont envoyé nettoyer le poulailler, nourrir ces volatiles puants dans la poussière de leurs excréments, ramasser leurs œufs dans la boue de leurs déjections. C’est l’odeur qui est insupportable. Et puis il faut aller dans les recoins, respirer la poussière. Le froid n’est plus qu’un doux souvenir dans cet enfer à plume. Il lutte, il nettoie, il ramasse. Il sort victorieux et blanc, crachant et reniflant dans l’eau du dehors.
Quand il arrive dans la maison, il sent qu’elle est là. C’est son parfum qui tranche si distinctement avec l’odeur de cendres froides et d’alcool et d’urine rance. Il laisse le panier sur la table. Il fait couler l’eau glacée sur ses lunettes, il frotte le verre. C’est trop gras. Il fait fondre le lourd savon de Marseille qui traîne sur le rebord. Il est tout sec, la mousse se fait attendre. Quand la crasse part enfin de ses mains, il voit ses doigts bleus. Il essuie les verres avec un petit bout presque gris du vieux chiffon à vaisselle. Il ouvre les yeux. Ça lui fait toujours une drôle de sensation de retrouver la vue. Chaque fois il se revoit chez le docteur, la première fois. Quel âge pouvait-il avoir ? Quand il a vu le cabinet du vieux médecin de campagne. Il voit le visage de sa mère. Et le lino tout abîmé sous la chaise du bureau.
Aujourd’hui il va voir Marie.
Il ne regarde pas trop la pièce, le moins possible. Il entend du bruit dans la pièce d’à côté. Il s’y dirige, les yeux sur ses godasses. La porte est entrouverte.
Il regarde à l’intérieur.


Ils sont là, tous les trois, à moitié nus.
Il est enfant, il porte ses lunettes et il voit ses parents dans le lit conjugal.
Mais là c’est Marie. Marie toute salie par ces brutes.
Marie et sa peau blanche si belle entre les peaux noircies des hommes.
Le sexe de Marie défiguré par l’indescriptible monstre.
La bouche de Marie, les seins de Marie, les fesses de Marie, les cheveux de Marie, les jambes de Marie et son ventre et ses mains et son cou et ses pieds.
Ce n’est plus Marie. C’est le corps tout sali de Marie. Des restes de Marie. Des bouts de Marie.

Sa main se referme. C’est toute la haine, de toute cette salissure, de tout ce moche, et de tout cet univers dégoûtant, qui est au bout du tisonnier. C’est l’insupportable qu’il faut faire disparaître à grands coups.
Le corps de Marie s’effondre et le sang épais fait une grosse tache sur sa chevelure blonde.
Henry regarde sa main : la croûte a cédée ; il regarde sa main qui saigne.

5 commentaires:

Skoliad a dit…

Henry,
c'est l'insupportable salissure du sublime.

Son opposé du même, s'appelle Jacques.
Pour avoir le même graal, ils n'en resteront pas moins, et à jamais, incompatibles.

Anonyme a dit…

Looks nice! Awesome content. Good job guys.
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Anonyme a dit…
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