Rhétorique du parking.

" Mais lâches-le, reprit la femme, tu vois bien que c’est qu’un môme.
- Un môme qui viens de faire une connerie. Il va pas s'en tirer comme ça!
- Tu parles, c'est ta morale à toi. Y a rien de bien méchant là-dedans.
- La moralité, si tu veux, c'est aussi l'histoire de la responsabilité. Et c'est pas rien.
- ça commence quand exactement la responsabilité?
- Avec la conscience. Et ce gosse a tout à fait conscience qu'il a fait quelque chose de mal. Crois-moi. Sinon il ne se serait pas enfuit en nous voyant.
- Moi aussi, à sa place, j'aurais fui en te voyant débouler comme un taré. Et si carrément tu t'en réfères à la lutte du bien contre le mal, on n'est pas sortis d'affaire. Faudrait déjà les définir, et pouvoir être certains des effets dans le futur. Or le futur, on n'en sait rien. Même en admettant qu'on arrive à punir tout ceux qui font du mal, il ne resterait plus grand monde du côté des jurés. A commencer par nous. Lâches-le, j'te dis. Laisse-le filer.
- Non, c'est aussi pour lui que je le fais. Il faut qu'il apprenne ça. Dans la vie, à moins d'habiter sur une île déserte ou une grotte, on vit en société. Pour vivre en société, il faut respecter certaines règles élémentaires. Sinon ça vire au pugilat. Les tabous font de nous des êtres humains.
- Je rêve, c'est l'ancien anarchiste qui parle! Arrête ton char, César, les règles c'est de la foutaise faite pour être dépassées. La morale est aussi fluctuante que la météo. Et la responsabilité, c'est un gros mot qu'on nous a appris pour pouvoir y poser la culpabilité. Tu vas pas te mettre à nous réciter la bible tant que tu y es?
- Il faut avoir compris certaines choses avant de les dépasser. Et, sur ce point je te rejoins, ce n'est qu'un gamin. Bien trop jeune pour capter quoique ce soit d'autre que des règles basiques. Le bien, le mal. C'est pas si mal résumé. C'est pas la connerie en elle-même qui est grave, mais la transgression qu'elle suppose. La prochaine fois, ça sera plus grave. Tu le sais aussi bien que moi.
- ça te va bien de pérorer sur la transgression, tiens. Commences déjà par lui apprendre la clémence à ton grand criminel. Pour tout ce qu'on a déjà fait, nous autres humains. Au lieu de lui définir l'altruisme et la liberté humaine par leurs absences.
- Pour faire un être humain libre et généreux, il faut d'abord éduquer l'humain chez l'être.
- Voilà de bien grands mots pour une petite bêtise de rien. A cet âge, c'est de l'amour de ces congénères dont a besoin le petit d'homme. Pas de rhétorique sur le principe d'humanité.
- Parce que tu crois que c'est en lui donnant de l'amour que tu vas aider ce petit con? Tu veux pas lui acheter une glace non plus?"

Pris dans la discussion, l'homme avait relâché son emprise. Aucun des deux ne remarqua que l'enfant c'était éloigné. Par contre, le couple se retourna, synchrone, au son du moteur. En quatre secondes, le magnifique cabriolet était au bout du parking.

"T'aurais dû lui arracher la tête, à ce sale petit connard! Mes bijoux sont dans la malle arrière!" hurla t'elle.

Innocente horreur.

Papa est parti. Il fait des missions secrètes. C’est très loin, et ça dure longtemps. La dernière fois que je l’ai vu, j’étais toute petite. Je suis grande maintenant, mais je sais bien qu’on se reconnaîtra. Parce que c’est mon papa, tout de même.
Maman est malade. Elle est a l’hôpital. Je vais la voir les dimanches, et parfois le mercredi après-midi. C’est Mme Muller qui m’accompagne. Mme Muller c’est ma nourrice. Elle est très gentille. Elle prépare bien la cuisine. Et s’occupe bien de moi. Mais je préfère quand c’est maman qui raconte l’histoire. Elle sait bien raconter les histoires. Elle sait faire plein de choses, ma maman. Elle voit plein de choses aussi. Elle me fait rire. Et puis elle est gentille.
Quand maman guérira, je pourrais vivre avec elle. Je lui montrerai comme je sais bien faire tout plein de choses, moi aussi. Par exemple, maintenant je fais mon lit. Et je sais faire mes lacets aussi. Et puis je débarrasse mon assiette. Elle sera fière de moi ma maman.
Tu vois, je lui ai fait un joli dessin. C’est nous deux au parc. Regarde, elle me pousse sur la balançoire. Mes cheveux volent, tu as vu ? Et puis là, c’est notre chien. Je l’appellerais Caramel. Parce qu’il sera brun.
Tu vas me laisser voir ma maman, hein ? Mme Muller m’a dit que c’est toi qui décides où je vais aller. Moi, je veux être près de ma maman. Je suis sûre qu’elle veut me voir aussi. Hein ? Dis ? Il faut lui dire que je suis bien sage maintenant. Que je l’embêterais plus. Tu lui donneras mon dessin, d’accord ?
Je travaille bien à l’école. C’est maman qui me dit toujours ça. Tu peux demander à la maîtresse. Je fais toujours bien mes devoirs. Et je me tiens bien en classe.
Ma maman, elle dit que je suis le soleil de sa vie. Tu vois, ça veut dire qu’il faut qu’on reste ensemble. Sinon on sera malheureuses. Encore plus qu’avant.
Maman est fatiguée, tu sais. Je crois qu’elle a besoin de soleil. Elle est toujours toute pâle. Et ça lui fait des cernes. Et puis elle parle doucement. Elle pleure moins qu’avant, mais elle dort tout le temps. Je fais pas de bruit, et je la regarde. Des fois, je joue à la poupée. Tu as vu ma poupée ? Elle est jolie. Elle s’appelle Elise. C’est un joli nom. Sa robe est belle, tu vois y a des brillants sur le velours. C’est une princesse. Mme Muller m’a offert une brosse pour les bébés. Comme ça je peux la coiffer. Aujourd’hui, je lui ai laissé les cheveux sur le dos. Mais des fois je fais des tresses. J’arrive pas à bien faire les chignons. Maman m’apprendra. Elle se fait de beaux chignons ma maman. Elle est belle. Quand elle s’habille pour sortir, elle met du maquillage. Moi j’ai pas le droit d’y toucher. Mais elle me met du vernis, aussi du rouge. Depuis qu’elle est à l’hôpital, elle se maquille plus. Peut-être qu’elle n'a pas sa trousse ? Tu pourrais aller lui la chercher ? On habite au 18 impasse du clôt vert. Au dernier étage, à droite. Y a notre nom sur la porte. J’ai la clef, si tu veux, je te la prête. Et puis tu pourras lui prendre des robes et des jupes, à elle. Ma préférée c’est la grande blanche avec de la dentelle. Mais elle est trop jolie pour l’hôpital. C’est une robe du dimanche. Prends lui plutôt sa jupe bleue claire avec le chemisier beige. Ça lui va bien.
Ma maman sera malade encore longtemps, tu crois ? Qui s’occupe de la maison ? Les plantes vont faner. Tu pourras t’en occuper aussi ? Toi, tu es docteur ? Tu soignes ma maman ? Ou t’es dans la police ? J’aime pas les gendarmes. Ils posent pleins de questions très fort. Et puis, ils disent des bêtises. Ils comprennent rien. En plus, ils me font peur. Je veux pas aller en prison. Et maman non plus. Si t’es docteur, il faut que tu guérisses vite ma maman. Comme ça, les gendarmes pourront plus nous retrouver. On s’en ira très loin avec papa. Et on sera heureux tous les trois.

Virginie.

La méthode de Jacques était, somme toute, très simple : il allait là où elles étaient. Mais jamais aux mêmes endroits – sauf cas de capture programmée, ce qui était exceptionnel. Il préférait que reste imprévisible ce moment où elles seraient siennes. Comme tous les passionnés, il détestait le différé. Le match en direct, soumis aux aléas d’une situation non préparée, donnait plus de palpitations dans le cœur de cet instinctif. Il évitait aussi les lieux d’approches où il n’avait normalement rien à faire ; plus par crainte d’être repéré, que par réelle fierté de l’ouvrage soigné. Quoiqu’à l’évidence, la perfection de la chose participait grandement à la jouissance qu’il en tirait.
Ce dimanche de juin était un des premiers grands soleils de l’été. Tout le monde était à la plage, lui aussi, forcement. L’été c’était toujours plus facile, les gens sortaient, se mélangeaient plus librement, les corps étaient allégés des tissus opaques. Pour les trouver, il suffisait de mettre le nez dehors. Il avait pris tout l’équipement du parfait célibataire en goguette, drap de bain et lunettes de soleil compris. Son sac aussi, le sac à malice de Jacques. Un livre ouvert devant lui, il regardait négligemment les alentours, en attendant d’apercevoir celle qu’il attendait. Les familles étaient de sortie, les barbecues répandaient encore les odeurs du midi. Les hommes jouaient avec les enfants, pendant que les femmes somnolaient au soleil ou papotaient à l’ombre. Alors que l’après-midi avançait, ce fut au tour des sportifs d’occuper la vaste pelouse : volley, pétanque, rugby, freeze bee, et l’incontournable football. Patineurs et cyclistes se partageaient le chemin goudronné, tandis que le petit train touristique transportait les plus fainéants. Son regard passait sur cette scène de dimanche sanitaire comme sur les enfants nus, avec ce vide propres au chasseur qui attend sa proie. Vers 17h, un couple assez âgé passa devant sa serviette. La femme cria un nom : « Virginie ». D’instinct ses pupilles se contractèrent et la cherchèrent. Elle apparue quelques secondes plus tard, sortant de l’ombre des arbres alentours. Douce et belle Virginie. Elle était parfaite. Onze, peut-être douze ans, dans cette fraîcheur qui précède l’explosion pubère. Ses cheveux bouclés tombaient sur ses épaules en petits bonds au rythme de ses pas. Sa démarche avait cette nonchalance de la femme qui s’ignore encore. Virginie.
Connaître le prénom de celle qu’il possédait était toujours un surcroît de plaisir. Une saveur qui vous fait évoquer celle là plus qu’une autre, les soirs de solitude. Virginie portait admirablement son nom. Elle serait une pièce majeure dans sa collection de mineures. Car il lui fallait des fillettes prépuberts, et surtout vierges. Impérativement. Une fois il se trompa, et s’en rendit compte après coup. Cela le dégoûta proprement, comme si, à elle seule, son impureté avait salie toutes les autres. Il n’en dormi plus pendant des semaines et mis des mois avant de pouvoir recommencer. Ce fut le hasard d’un déménagement qui lui redonna goût à la vie, par l’entremise de sa nouvelle petite voisine : Julie. Ce fut d’ailleurs la seule fois où il s’intéressa à quelqu’un de son entourage proche. Le mauvais souvenir venait souvent hanter ses plus sombres cauchemars, aussi était-il devenu plus exigeant, s’abstenant au moindre doute. Il c’était résigné à n’avoir que peu de trophées, pour atteindre l’absolu.
Mais Virginie, décidément était parfaite, de toute évidence et sur tous les aspects. Le cœur de Jacques battait fort et l’émotion gagnait tout son être. Il fut contraint de la laisser s’éloigner, en espérant retrouver rapidement le calme nécessaire à l’action. Le couple, heureusement, s’installait non loin, sur une table à l’ombre du bosquet. Elle les rejoignit pour une partie de carte. Profitant de ce répit commode, Jacques regarda autour de lui. Non, personne d’autre que lui n’avait remarqué sa Virginie, personne non plus ne semblait avoir perçu sa nervosité soudaine. Au bout d’une vingtaine de minutes, l’arrivée d’un groupe d’ados au volume sonore caractéristique, lui donna l’occasion de se lever. Il ne pu s’empêcher de passer devant la table de jeu. La petite, admirable, se concentrait sur les coups. Cela donnait un pli charmant à son front. En face de cette perfection, du bouton de rose, le couple paraissait flétri, et il se prit à considérer qu’ils n’étaient sans doute pas ses parents. Cela le contraria, car il savait d’expérience que les grands-parents ou tuteurs sont toujours plus vigilants.
Il fit le tour et revint par le bosquet où il trouva rapidement l’endroit idéal pour être caché sans rien perdre de vue. Il savait que cette phase de gué était une frustration nécessaire. La moindre erreur à ce moment là pouvait compromettre tout le projet. Il connaissait, sans jamais avoir eu vraiment besoin d’y travailler, les pièges et les atouts, les petits trucs du traqueur averti, ce qui fait parfois la différence. Il répugnait, décidément, l’amateurisme flagrant de la plupart des gens, qui participait à la putréfaction des choses, du monde, des vivants même. Contre le vent qui trahit, il se délecta aisément de la fillette, des courbes de ses épaules, des angles de ses hanches, des rayons qui jouaient avec son duvet.
La partie s’acheva, le couple préparait maintenant le souper sur l’herbe. Virginie jouait juste là, devant. Elle se rapprochait, elle était à peine à 10 mètres, il pouvait la toucher du doigt. A ce moment, un coup de vent soudain souleva un nuage de flocons cotonneux. Les arbres alentours neigeaient sur l’enfant et sa jupe flottait sur ses cuisses. Jacques s’empara de son objectif. Il s’empara d’elle dans cette blancheur des fleurs, de la jupe et de la peau, dans la pureté ensoleillée de cette vision candide et offerte. Il se l’appropria de tous les côtés, devant et derrière, par-dessus, il convoita sa bouche et son visage, ses fesses et son dos, ses mollets tendres. Il la désira et la saisi. Toute entière.
Il rentra bien vite avec son butin, à l’abri, chez lui, pour en jouir. Virginie était déjà 46ème victime. Son âge. Un bon signe, sûrement que les photos seraient magnifiques.

Nuit d’averse.

Quand elle arrivée,
la pluie c’est mise
à tomber.
Le ciel lourd et menaçant depuis quelques heures,
a enfin lâché son trop plein
d’humidité.
Les premières gouttes heurtaient le toit de bois,
résonnaient entre les murs de papiers.
Les feuilles du jardin ployaient sous l’impact,
en souplesse.
C’était le grand soulagement annoncé qui tapait
aux portes.
Nemoro la regarda longuement. Elle était agenouillée, la tête haute et le regard clair. Elle attendait. La paupière assombri, les lèvres rougise, la peau blanchie, le parfum précieux, les cheveux remontés pour laisser voir la nuque. Elle était belle. Il lui demanda du thé. Elle le servi doucement, calme et sûre dans chacun de ses gestes.
Quand elle se déshabilla,
la pluie redoubla
en vagues
sur la maison. Des milliards de gouttes
tombant sur chaque espace du jardin aux arbres torturés,
sur chaque gravier ratissé,
sur toute la surface de la mare prise de
tourments.
Un trop plein de perles, en
déferlement
au travers des matières.
Un monde liquide et violent,
par l’eau douce.
Son corps souple s’occupa toute la nuit de ses sens, en adroites caresses, en infinis baisers, en longues pénétrations. Il ne la toucha pas. Presque pas. A peine tournait-il la tête, à peine levait-il un doigt, qu’elle avait compris. Il n’avait plus qu’à se laisser glisser dans cette demi conscience du plaisir étendu.
Il se laissa bercer par elles toute la nuit.
La pluie et la femme.
Jusqu’au matin, où le sommeil sonne aux paupières lourdes
des amants.
Dans le silence d’après l’averse nocturne.
Dans l’humidité d’une terre arrosée et d’une chaleur
évanescente.
Quand elle est partie, elle a allumé son téléphone. Il y a eu le bruit des messages manqués. Le taxi l’attendait déjà. La marchande d’amour.

T'avais pourtant promis.

T’avais quand même mis ta bouteille d’eau sur le porte-bagages. T’es un homme prévoyant. T’es sorti avant minuit, la nuit était claire par la lune, pas besoin de la dynamo. Elle marche pas de toute façon. Tu es parti sur la route de campagne, la route qui mène à la forêt. Mais toi tu n’allais pas si loin. Les animaux des pâturages faisaient des ombres dormantes et ruminantes. De temps en temps, un réveil hagard s’entendait. Et les grillons aussi. Maudits insectes insolemment ronronnant. Et le bruit de ton vélo sur le bitume. Celui des pédales qui lâchent et des changements de vitesses. Tu ramais sec dans la montée. Sacrée montée. Tu transpirais dans l’absence de pensées, luttant de toute ton énergie contre la cinétique de la pesanteur. Le coeur battant à tes oreilles. Arrivé au château d’eau, t’as bifurqué à gauche, vers le champ de maïs. T’as posé la bicyclette contre le grand chêne au bord du chemin et t’as continué à pied. Tout droit dans les lignes de fuites d’un horizon végétal et rectiligne. Après il a fallu couper à travers. Deux ou trois pieds y ont laissé la vie. Et puis t’es arrivé au bout. Le grand trou à peine visible sous les hautes herbes de la nuit. Mais toi tu savais qu’il était là. Le grand trou de ta destination. T’as même pas osé t’approcher à moins de deux mètres : le sol est friable par là, un accident est vite arrivé. Alors tu t’es senti un peu con. Et t’as eu froid. Satanée montée : elle t’avais pris toute tes forces et maintenant t’étais trempé et t’avais froid. Tu voyais pas bien de là où tu étais, alors t’as décidé de redescendre. Pour bien voir, d’en bas. T’as fait tout le tour, 8 kilomètres tout de même, mais c’était plus facile parce que ça glissait, ça dévalait, ça coulait, tout seul. Tu t’es mis sur le gros rocher affleurant. Et tu regardais le sommet de la falaise. Tu calculais la hauteur : bien 30 mètres avant l’eau. La paroi creusée portait encore les stigmates griffés des machines et des hommes, en ombres menacantes. Et tu regardais le sommet de la vieille carrière. Te délectant de l’idée du vide, vu d’en bas. Et les heures ont passées, délicieuses, dans la pensée d’un saut, sur ton rocher. Profondeur de la mare stagnante : 10 centimètres, un mètre par endroit. Même pas de quoi se noyer. Par contre, en sautant, t’aurais pu te faire mal. C'est sûr.
Les oiseaux se sont mis à chanter le lever du jour. Alors t’es rentré. T’as fait demi-tour, nostalgique déjà de ces heures de mort savoureuse. Une fois sur la selle, le mécanisme des jambes c’est mis en route tout seul. Rapidement, t’as pensé qu’il fallait se dépêcher. Rentrer avant qu’elle ne puisse voir la lettre sur l’oreiller. T’as pas fait de bruit, et t’es rentré. Aujourd’hui tu n’iras pas travailler, parce que sans tes 8 heures de sommeil tu vaux rien. Tu prendras un RTT et tu feras la sieste, en repensant à ta nuit.


Cannibale.

Et le train m’emporte, vite, toujours plus vite. C’est les lumières qui filent, filent et filent encore. Les poteaux et les tunnels comme ombres des rayons qui bondissent en crise épileptiques. Tellement vite, vertigineuse enfilade en rythme des voies. Je suis immobile dans le train de mes pensées, j’absorbe tous les flashs.

C’est arrivé. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Ça a commencé avec sa peau. J’avais tellement envie de sa peau.

Il n’y a personne d’autre que moi. C’est un train fantôme, c’est un train fou. Il n’y a pas de gare. Juste des paysages éclatants, juste les voies et le train dessus. Ça accélère tant et tant qu’il n’y a plus rien que la lumière, toujours. Ça fini toujours en lumière. Tout à coup, tout est blanc.

Et puis les liquides aussi. J’ai voulu goûter ses liquides. Sa salive, sa sueur, son sperme et ses larmes. Le sang. Le sang aussi. Quand il a commencé à perler, j’ai léché longuement.

Je me réveille sur les draps blancs de l’hôpital. Tout est blanc autour. Même l’infirmière, même ses bas. Elle est jolie. Elle est la douceur du blanc. Le silence m’envahi. Avec le blanc. Elle vient faire mon pansement. Je crie.

Sa langue était si douce, je m’en suis délectée. Mais elle était petite, j’ai eu envie d’autre chose, rapidement. J’ai pensé que le foie ne serait pas mauvais. J’ai eu raison. Son foie était vraiment délicieux.











En hommage au calendrier diabolique
qui existe en moi, aussi.

La lettre.

C’est une silhouette regroupée sur le banc, enveloppée dans son manteau, cachée sous la capuche. C’est une ombre recroquevillée, qui ne bouge pas, à peine perceptible. Il fait froid, la rosée a tout mouillé autour sauf sous la place qu’elle prend. Ça fait un contour en négatif, une projection blanche sur le bitume.
A l’est pointe la lueur de l’aurore. Le jour arrive entre les montagnes en pâleur rosée. Le lac clapote doucement. On entend tantôt les voix fortes des derniers fêtards qui rentrent. Ils sont sur la place, plus loin. Les portes de voitures claquent, les moteurs démarrent et vont se perdre dans la ville. Elle ne bouge pas.
Les promeneurs de chiens arrivent avec les premier joggeurs. Elle lève la tête pour les regarder. La capuche tombe et ses cheveux s’étalent sur ses épaules. Car c’est une femme. Elle est belle dans cette aurore frissonnant. Inquiétante aussi car beaucoup des passants évitent le banc. Un chien amène sa propriétaire pour faire connaissance avec cette inconnue. Elle lui sourie. La femme tire sur la laisse dans la direction inverse. Le chien sanglote en faisant demi-tour.
Elle reste seule un moment. Le rose a pris toute la place dans le ciel. Il envahi tout. L’indécent rose dans les nuages coule jusque dans l’eau. Vers l’ouest, le violet fini de marquer la nuit. Les dernières étoiles se battent encore, ultimes scintillantes de l’obscurité consommée.
Tout à coup, l’astre du jour parait. Les premiers rayons effleurent la crête et sautillent jusque dans l’eau. Le jaune, l’or surgissent subitement. Le lilas disparaît en milles éclat de lumière sur la surface lisse. Tout à coup, il fait jour. Les lampadaires disparaissent. La silhouette se lève.
Elle a du rester un long moment dans cette position car ces articulations sont engourdies. Sa démarche est un peu raidie. Elle marche doucement. Elle longe l’eau vers la lumière. Un frisson la parcours, on le voit d’ici. Elle garde ses mains dans ces poches. L’air frais et humide du réveil lui fait les joues et le nez plus rouges. Elle renifle.
Un homme lui dit bonjour. Elle lui sourit. C’est sa réponse. Elle sourit. Elle se dirige vers un café. Elle entre dans l’atmosphère chaude et les odeurs de petits déjeuners. Il y a déjà quatre ou cinq personnes. Certaines lisent la première édition, l’édition du dimanche au lever du jour. Elle ôte son manteau et s’assoie. Elle regarde tout autour d’elle. La musique est douce, la serveuse arrive. Elle commande un café. Et un croissant. Quand la tasse arrive, elle pose ses mains tout autour pour sentir la chaleur. Elle boit doucement en laissant la vapeur réchauffer son nez. En mangeant le croissant elle observe encore la salle. Un couple discute autour d’un déjeuner copieux. Un homme est penché sur les pronostics des courses. Deux autres se taisent devant leurs tasses. Des doigts jouent avec les miettes sur la table, pour en faire de petits tas.
Elle cherche de la monnaie puis se lève. Elle remet son manteau en faisant sortir sa lourde chevelure. En passant elle souhaite une bonne journée à la serveuse qu’elle croise. Elle sort.
On entend sonner huit heures. Elle sort une cigarette, et un briquet. Elle allume cette cigarette, et aspire la fumée. Elle lève les yeux, et le menton. Elle souffle la fumée bleutée, qui se perd dans la brume alentour.
D’un pas vif, elle se dirige de l’autre côté de la rue, vers la poste. Elle se tient droite devant la boite quand elle y dépose la lettre. Prochaine levée dans 28 heures.

Henry.

Il fait nuit encore, la lampe de poche n’est un maigre chemin lumineux sur la boue de la cour. Le jour, on peut le voir si on sait où chercher dans la brume alentour. C’est encore une pâleur, une étoile qui brille moins fort. Et surtout c’est toute cette eau en suspension dans l’air, celle qui rend la respiration lourde. Henry a la buée de son souffle sur les petits verres qu’il porte de travers. De toute façon, la brume, la crasse, la buée, la poussière des granges à grains, tout cela l’arrange bien, Henry préfère garder cette vision floue et sale du monde. Celle qu’il a aussi quand il ôte ses lunettes.
Il avance, frigorifié, ça le pèle jusqu’aux os, jusqu’à l’intérieur de ses os, jusque la moelle. Il gèle à vif. Comme tous les matins, le corps d’Henry l’emmène jusqu’au tas de bois. Il s’arrache les mains en cueillant les bûches. Le sang est trop épais, ça fait une croûte dans sa paume.
Il rentre, il allume le poêle. Il prépare le petit déjeuner des deux gaillards de la ferme. Ceux là qui sont costauds et musclés. Ceux là qui rient fort. Ceux là qui frappent le chien, la femme qui est partie, et lui aussi accessoirement. Quand la bouteille est vide ils deviennent dangereux. Mais aujourd’hui il n’y aura pas de problème : Henry a vérifié le niveau fatidique. Et puis aujourd’hui, Marie doit venir. C’est qu’ils sont propres et lucides quand Marie vient. Marie la trop douce pour ces deux grands crétins qui savent même pas lire. Henry non plus sait pas lire. Mais il s’en fout parce qu’il fait des poèmes, dans sa tête. Ça lui servirait à quoi de les mettre sur du papier ? Des poèmes pour Marie, il en a déjà tout un recueil, il passerait bien le reste de sa vie à lui dire ses poèmes, chère Marie, au coin de ton oreille toute douce. Le soir, parfois, ça lui arrive de glisser ses vers sur le corps de Marie. Sur sa peau qui serait comme un morceau de soie, tout fin, à travers duquel il sentirait la vie palpiter. Ça donne faim ces idées là, Henry pense au pain parce qu’il a le sexe tout dur.


Ils l’ont envoyé nettoyer le poulailler, nourrir ces volatiles puants dans la poussière de leurs excréments, ramasser leurs œufs dans la boue de leurs déjections. C’est l’odeur qui est insupportable. Et puis il faut aller dans les recoins, respirer la poussière. Le froid n’est plus qu’un doux souvenir dans cet enfer à plume. Il lutte, il nettoie, il ramasse. Il sort victorieux et blanc, crachant et reniflant dans l’eau du dehors.
Quand il arrive dans la maison, il sent qu’elle est là. C’est son parfum qui tranche si distinctement avec l’odeur de cendres froides et d’alcool et d’urine rance. Il laisse le panier sur la table. Il fait couler l’eau glacée sur ses lunettes, il frotte le verre. C’est trop gras. Il fait fondre le lourd savon de Marseille qui traîne sur le rebord. Il est tout sec, la mousse se fait attendre. Quand la crasse part enfin de ses mains, il voit ses doigts bleus. Il essuie les verres avec un petit bout presque gris du vieux chiffon à vaisselle. Il ouvre les yeux. Ça lui fait toujours une drôle de sensation de retrouver la vue. Chaque fois il se revoit chez le docteur, la première fois. Quel âge pouvait-il avoir ? Quand il a vu le cabinet du vieux médecin de campagne. Il voit le visage de sa mère. Et le lino tout abîmé sous la chaise du bureau.
Aujourd’hui il va voir Marie.
Il ne regarde pas trop la pièce, le moins possible. Il entend du bruit dans la pièce d’à côté. Il s’y dirige, les yeux sur ses godasses. La porte est entrouverte.
Il regarde à l’intérieur.


Ils sont là, tous les trois, à moitié nus.
Il est enfant, il porte ses lunettes et il voit ses parents dans le lit conjugal.
Mais là c’est Marie. Marie toute salie par ces brutes.
Marie et sa peau blanche si belle entre les peaux noircies des hommes.
Le sexe de Marie défiguré par l’indescriptible monstre.
La bouche de Marie, les seins de Marie, les fesses de Marie, les cheveux de Marie, les jambes de Marie et son ventre et ses mains et son cou et ses pieds.
Ce n’est plus Marie. C’est le corps tout sali de Marie. Des restes de Marie. Des bouts de Marie.

Sa main se referme. C’est toute la haine, de toute cette salissure, de tout ce moche, et de tout cet univers dégoûtant, qui est au bout du tisonnier. C’est l’insupportable qu’il faut faire disparaître à grands coups.
Le corps de Marie s’effondre et le sang épais fait une grosse tache sur sa chevelure blonde.
Henry regarde sa main : la croûte a cédée ; il regarde sa main qui saigne.