Le silence de la muse.

C’était un jour comme les autres. Quoiqu’en fait cela n’existe pas. Les jours comme les autres. Mais bon, admettons, disons simplement que rien ne semblait annoncer quoique ce soit de particulier ce jour-là. J’étais descendue boire un verre à la terrasse de mon troquet favori, pour profiter du soleil et de la société. J’aime bien ce bistrot. La terrasse est jolie, un peu en retrait de la rue, sur une petite place où gazouille une fontaine. Cette disposition particulière permet de regarder passer les gens, la vie de la ville, sans être gêné par le mouvement. C’est un poste d’observation parfait. Je m’étais installée à ma table. Vous savez cette table choisie et habituelle dans le bar que l’on fréquente. Donc à ma table, la six, je devais boire un tonic, parce qu’il faisait chaud ce jour sans particularité. Les passants passaient, les voitures automobilaient, les bus retardaient.
Je me souviens qu’une brise c’est levée. Parce que j’ai regardé un instant l’envol du nuage blanc. Les pétales tourbillonnaient agréablement et recouvraient le sol en flaques laiteuses. C’est juste après ce moment-là que je l’ai vu. Elle a surgit de nulle part, derrière la brise. Tout à coup elle était là et je ne voyais plus qu’elle. Vous savez comment ça se passe, n’est-ce pas ? Un être prend toute la place, plus rien d’autre n’existe. Elle était tellement belle. Belle d’ailleurs ça ne suffit pas, et les autres superlatifs ne m’apaisent pas. Maintenant que je suis face aux mots, je me rends compte de leur inutilité en la matière. J’ai son image en moi, je pourrais vous noyer sous les détails de sa physionomie. Mais ça ne suffirait toujours pas. Elle était belle, magnifique, fascinante. Dans sa longue robe qui flottait sur la brise. Et je ne pouvais détacher les yeux de cette apparition glissant vers moi. J’avais cette sensation du temps qui ralenti, du cœur qui s’arrête alors qu’elle s’approchait. Pour moi. Elle me souriait. Et je tremblais déjà. Son enveloppe noire ondoyant dans le trouble blanc. Il n’y avait plus que ça, en bicolore, dans mon espace.
Il y a eu cet instant, où j’ai compris qu’elle ne s’arrêterait pas à ma table, et, tout de suite après, la vague de son parfum. Quand elle me dépassa, le souffle d’air m’offrit une bouffée entière de son odeur. Je ferme les yeux. Je me suis retournée. Je l’ai vu entrer dans l’immeuble voisin. Alors je l’ai suivi, l’esprit somnambule capturé par son apparition. Je l’ai suivi à l’odeur, il me semble. Sa trace m’a conduit jusqu’au dernier étage du bâtiment quelconque. Le palier était poisseux et mal éclairé. Il n’y avait qu’une seule porte, entrouverte, par laquelle s’échappait l’effluve attirant. J’ai hésité un moment devant cette porte. J’ai guetté une conversation, un bruit. Mais rien d’autre que la rue assourdie ne parvenait à mes oreilles. Un chuintement plus loin. Un bébé qui pleure à l’étage du dessous. J’ai glissé un œil au travers de l’ouverture. Par le petit espace je devinais la pièce, vaste et lumineuse. Mais ce n’était pas assez. J’ai poussé la porte.
Je l’ai vu tout de suite, droit devant moi. C’était un atelier d’artiste comme on en voit dans les images de la bohème parisienne. Un désordre insolite régnait dans la grande pièce : tableaux sur les murs, tableaux empilés à même le sol, ou encore sur le chevalet, sculptures, taches colorées sur le parquet, pinceaux disséminés. Les vitres dégoûtantes laissaient passer une lumière pisseuse. L’odeur de térébenthine grattait vite le fond de la gorge. Impossible de se tromper sur l’activité du locataire. Elle était là, devant une sculpture sur table. De dos elle me cachait ses gestes silencieux. Ce n’est qu’après un moment que j’ai perçu une autre présence, sur ma droite. Cette partie de l’atelier semblait faire office de cuisine car je discernais une casserole et un réchaud à gaz parmi le fourbi entassé. Par terre, entre un vieux frigo écaillé et une collection de bouteilles vides, il y avait quelqu’un. Un homme assis-là, recroquevillé, regardait dans ma direction sans paraître me voir. Je n’osais pas bouger, ni même dire un mot. Cela parut durer une éternité, puis elle se retourna enfin. Elle portait quelque chose entre les mains et le tenait comme un précieux oisillon tombé du nid. Ça semblait palpiter entre ses doigts. Elle avançât sans un bruit, sans un regard pour nous. Comme je m’écartais pour lui laisser le passage, un nuage a dû passer dans le ciel car tout devint plus sombre.
J’allais la suivre quand j’ai croisé le regard terrible de l’artiste. Il fixait la porte, hagard, avec une affreuse grimace de désespoir. Il tenta de se lever mais roula parmi les déchets accumulés autour de lui. Ses mains furent prises de convulsions comme sa bouche. Une bave épaisse jaillie, ses yeux explosèrent de sang, ses traits se déformèrent en une douleur insoutenable.
Alors je me suis approchée de lui. J’ai été nous prendre deux bières dans le frigo et je me suis assise à côté. On est resté là sans rien dire tout l’après-midi. A boire ensemble. Cela sembla l’apaiser, ses tremblements diminuèrent peu à peu. Le soir venu, quand je suis enfin sortie, tout était redevenu silencieux et noir.