A la lumière du jour.


Elle m’avait plantée là, sur le bord de la route, comme dans les films. Faut dire que j’y avais mis du mien, d’accord. Je suis restée quelques minutes avant d’être sûre que oui, elle m’avait plantée là, sur le bord de la route, dans la campagne déserte. Une quinzaine de kilomètres jusqu’au prochain bled c’était pas la mer à boire. Mais tout de même, vous avez déjà fait ça, vous, laisser quelqu’un au milieu de nulle part, au milieu de la nuit ? En tout cas, le moins que je puisse dire c’est que j’avais pas trouvé ça très drôle sur le coup, et même maintenant que je suis au chaud, j’ai encore du mal à trouver ça marrant. J’ai détruit mes baskets en voulant couper travers champs, j’ai sali mon pantalon dans la boue d’un fossé, j’étais déjà trempée après un quart d’heure et j’avais froid aux pieds. Non, sincèrement, c’était pas l’extase. Mon téléphone portable affichait ostensiblement son réseau, complètement inutile puisque je ne connaissais personne à qui demander secours dans un rayon de 400 km. Sauf Lise, bien sûr. Dans l’agacement je l’effaçais de ma liste. Un geste au relent de fierté, peut-être mal placée. J’allais pas l’appeler tout de même, ni maintenant ni dans deux heures ni plus jamais. De toute façon, je ne savais même plus précisément où j’étais.
J’ai erré comme cela dans la nuit humide, en me remplissant des odeurs de la terre. En colère, forcement. Et puis je me suis calmée peu à peu. J’ai retrouvée la complicité charnelle, végétale d’abord. Puis j’ai perçu la présence, animale. Enfin, alors qu’un frisson de solitude s’emparait de mon être, j’ai aperçu de la lumière. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une ferme. J’ai pensé que l’on pourrait me renseigner. En approchant, j’ai vu la maison minuscule dans l’immensité de la prairie. La lumière venait de la lampe au dessus de la porte d’entrée. Peut-être l’avait-on oublié. Peut-être la laissait-on allumé toutes les nuits. Peut-être qu’on attendait quelqu’un. J’ai eu mal à la main en frappant parce qu’elle était glacée. Il n’y a pas eu de bruit et la porte c’est ouverte. J’ai dit : « Je suis perdue. J’ai froid. »
La porte m’a laissé passer. Il y avait un feu dans le poêle séculaire de la cuisine. Enroulé devant, un jeune chat s’étira doucement et me laissa sa place. Le chien d’au moins 153 ans me regardait tranquillement boire la tasse de chaud. Je me suis assoupie dans le fauteuil en tissu.
Au matin j’ai suivi la route jusqu’à la gare la plus proche. Quand je suis rentrée chez moi, j’ai constaté que l’orchidée avait fleurie. Une branche magnifique.


Vraies semblances.


Je ne sais pas comment et quand cela a commencé. Il me semble que cela a toujours été. Mon épitaphe sera :
«Ici est censé reposer Skoliad, grande substituable. Mais il est possible qu’elle soit à côté.»

Cependant, avant d’en arriver au possible tour de passe-passe d’avec la grande faucheuse, je reprends depuis le début. Ceci est une chronologie, quoiqu’on en dise. J’imagine que vous avez besoin de bois pour votre feu, ça vient. Ceci est un listing des pouces dans la bouche et des canderels dans le café d’une âme de barbapapa. Vous comprenez ? J’étais faite pour le symbolisme, depuis ma plus tendre enfance.

Plus tard le phénomène n’a fait qu’accroître et accélérer. J’ai engendré un substitut général intérimaire qui collectionne les masques à mi-temps. A l’envers de ma jeunesse, il m’est arrivé de revendiquer des racines. J’ai rapidement abandonné. Quand on grandit une chose à la place d’une autre, qu’on vit à la place d’une autre, on fini par ne même plus pouvoir déterminer l’original. Mais est-ce important ? Car toute substituée que soit ma vie, elle n’en reste pas moins réelle et vraie. Le texte que vous lisez, aussi. Tout fictif qu’il soit, il n’en est pas moins effectif. On n’y peut rien, admettons-le. La vérité, donc, je m’en contrebalance bien. Je vous cause, à l’évidence, d’une chose pour une autre.

La prise de conscience fut tardive, j’en conviens. J’ai longtemps vécu dans l’aisance de mon propre univers interchangeable. J’ai privilégié l’enfance. Cela n’a néanmoins rien changé. Quand j’ai enfin découvert la société, j’ai vite compris que j’y avais tout à fait ma place, tel quel. Le monde est une gigantesque partie de poker me disait un joueur, c’est du grand bluff. Je ne vous assommerais pas d’exemples inutiles : faites l’expérience vous-même. La vie fourmille de caméléons et autres camouflages, remplacements, comédies, faux-semblants, illusions, étiquettes, habits, statuts, hypocrisies, artifices, séductions, subterfuges. C’en est effrayant.

Dans mon cas particulier, je me suis donc adaptée rapidement à toutes sortes de milieux. C’est l’avantage de ma situation, tout est utilisable. Toutefois, la plus grande surprise de ma vie d’adulte, ma joie aussi, a été de rencontrer les gens. Les autres. Les autres qui se substituent à d’autres Autre, des autres qui restent autres et, les plus passionnants pour l’adepte de l’image en miroir que je suis malgré moi, les autres qui sont pareils – c'est-à-dire aussi ceux qui sont opposés puisque l’inverse est toujours du même pour finir. Cela ne c’est pas fait sans heurts bien sûr. Le regard rebondit, tout à coup on prend forme dans l’œil d’autrui. Il y a quelque chose de l’ordre de la consistance dans la rencontre.

Ce processus engendre toute sorte de réactions, à commencer par la déception. L’esprit fonctionne trop souvent en mode polaroïd, l’image de l’être figée dans un moule à prise rapide. C’est une réplique, encore. La pire de toutes. En tout cas la plus insupportable du fait qu’elle nous échappe et se retourne contre nous. Bientôt j’ai fait l’amère expérience des reproches. Je vous en parle ici parce qu’évidement, concrètement, les critiques se sont accrochées sur mes récurrences aux métamorphoses. Mais pour finir je crois qu’en fait ce n’est qu’anecdotique. J’aurais été autrement qu’on m’aurait blâmée du contraire.

Rien de tout cela ne serait arrivé, cependant, sans une histoire d’amour. Je substituais depuis plusieurs mois déjà avec un gars sympa et fort bien fait de sa personne. Nous prenions réciproquement plaisir dans nos rôles sexuels et autres substituts matrimoniaux. Comme il était intelligent et lui-même pourvu d’un certain attrait pour l’allégorie -par son obstination à l’exclure- j’oubliais peu à peu la possibilité d’un malentendu. Je ne me rappelle plus précisément l’objet de la dispute. C’était à propos d’un ersatz de repas, je crois. Toujours est-il que j’ai fini la soirée dehors. Après dix minutes d’errance sur les trottoirs mouillés, je me suis décidée à rejoindre mes piliers de comptoir favoris. Je vous raconte ça, n’en prenez pas notes. C’est pour vous faire comprendre mon état d’esprit quand je suis rentrée dans ce bar. Ce n’est même pas un justificatif à mon acte. C’est ce qu’il s’est passé. J’y ai fait la connaissance de mon quidam avec qui je passais une soirée finalement pas si désagréable. Nous buvions un excellent vin, le temps passait, bienveillant.

« Mettez-vous à ma place ! » Voilà ce qu’il a dit, précisément. J’ai dis d’accord.

Le reste, les détails pratiques, ne nous ont pas pris plus que la nuit. Nous sommes entrés dans la vie de l’autre au petit matin. Et quelle vie ! Vous en conviendrez. J’aurais pu tomber plus mal. Souvent je me suis surprise à sourire de la perfection de l’incident. J’ai des instants d’humour avec la destinée à laquelle je ne crois pas. Et, tout de même, j’avoue avoir ressenti une sensation de sérénité inespérée. Je vivais l’idéal, pratiquement, objectivement et de tous points de vue. Cela suffisait à tout. Comme rien ne m’appartenait, rien n’était difficile. L’intégration fut instantanée. Sa femme, ses amis, ses collègues, ses enfants et même son chien n’y virent que du feu. Cela dura un certain temps.

Etait-ce trop facile, justement ? Avais-je pris goût à l’expérience du changement pour ne plus me contenter du résultat ? Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir alors, tant les vies ont défilé rapidement. Les opportunités surgissaient de toutes parts, je les saisissais, presque par réflexe. A cette époque j’étais prise dans l’acte travesti. Mes vies me prenaient tout mon temps, pour ainsi dire. C’est une richesse que je n’exploitais pas encore, je me contentais d’accumuler, facilement. Le nombre, le genre, les détails sont secondaires. Ce que devenaient ces existences après moi m’importe peu. Ce ne sont pas des graines que je semais. J’empruntais des chemins qui se poursuivaient après que je les eusse quitté. Je ne nie pas ma responsabilité propre, mais enfin, je la cerne de mes actes et de mon éthique. Il y avait somme toute assez peu de malhonnêteté dans tout ça. Entrer dans l’histoire d’un tueur n’a pas fait de moi une meurtrière, et je ne suis pas devenue chaste pendant mon ministère catholique. Je suis entièrement de cet avis : l’habit ne faisait pas de moi le moine.

Pour autant, j’ai toujours respecté mon humanité, quoiqu’on en dise. C’est ma plus grande réussite. Aujourd’hui je me suis retirée des affaires, bien sûr. Mais croyez-en mon expérience, c’est le moyen le plus facile pour faire carrière. Il apparaît maintenant évident que la sincérité avec laquelle j’ai mené tout ceci a grandement favorisé son développement. Je considère même qu’elle est condition. Je suis une idéaliste, voyez-vous.


Parfum de pages.

Voudriez-vous un peu plus de lumière, Madame ? Cette édition magnifique mérite que l’on puisse parcourir ses pages sans forcer sur les yeux. J’ai remarqué que vous aimiez cet auteur. C’est un excellent choix, si je puis me permettre ce commentaire. Son écriture est une invitation, j’aime particulièrement cette citation : « Mais les mots sont des objets, et une simple goutte d’encre tombant telle la rosée, sur une pensée, produit ce qui fera réfléchir des milliers, voire des millions. ». Je vais ouvrir la fenêtre. M’asseoir avec vous ? Avec plaisir. C’est l’heure du thé, n’est-ce pas ? Je vais aller en chercher, avec des petits gâteaux. Vous aimez ?
Vous êtes étudiante ? Oh, il n’y a pas d’âge vous savez ! Etes-vous alors professeur de littérature ? L’intérêt, Madame, fais parfois le métier. Il en a été comme cela pour moi, je crois. Vous n’êtes pas d’ici, non ? C’est une petite ville. Vous venez vous reposer ? Paris ? Oui, je connais. J’y ai travaillé quelques années. Puis je suis venu, cela fait six années maintenant. Je suis revenue pour cet endroit. Un jour j’ai vu l’annonce dans le journal. Je n’avais aucune expérience de bibliothécaire mais finalement j’ai été la seule candidate. C’est un lieu magnifique, ne trouvez-vous pas ? Je ne parle pas du village, qui a un charme indéniable. Ni même des paysages environnants. Car je vois en vous la visiteuse que j’ai été la première fois. Moi non plus je n’étais pas une touriste. Je ne suis restée qu’une après-midi. Je me souvenais pourtant de tout en revenant. J’étais déjà chez moi parmi les rayonnages. Petit à petit j’ai découvert la vie associée à ma nouvelle situation. Car les ouvrages vivent, voyez-vous. Il y a ceux qui sont beaucoup consultés ; ceux qui sont plutôt empruntés ; ceux qui ne sont jamais ouverts ; ceux qui sont replacés à l’envers, à une autre place ; ceux qui ont une histoire propre, ceux qui en portent les stigmates. Il y a même ceux que je ne connais pas encore.
Oui, je demeure ici même, dans un petit studio, à l’étage. Au début j’avais un logement au village, mais il n’était guère aisé de monter jusque-là pendant l’hiver. Imaginez-vous qu’à cette altitude, il peut parfois tomber un mètre de neige, en une seule nuit ! Comment ? Laisser fermer? Ce n’est pas possible, Madame. C’est dans mon contrat. Je dois ouvrir. C’est mon rôle vous comprenez ? De toute façon, j’ai bientôt pris goût à l’existence in situ. Je m’occupe des livres, ça me prend beaucoup de temps. Je les parcours, je prends soin d’eux, refait les couvertures, les rangent. Je vais les porter à ceux qui ne peuvent se déplacer, je fais la lecture parfois, j’accueille les visiteurs étrangers. Si vous restez, je vous ferai une carte de membre. Vous pourrez emmener ceux marqués d’un point vert. Non, vous avez raison, on ne sait jamais ce que nous réserve l’avenir. Voyez, moi-même, si je n’avais dû attendre qu’on répare ma voiture, je n’aurais jamais mis les pieds en ce lieu. Aurais-je alors posté ma candidature quatre mois plus tard ? Peut-être un jour reviendrez-vous. Et puisque vous êtes là, profitez de notre accueil.
Si je vous ennuie avec mon bavardage, veuillez me pardonner. Comme vous le constatez, les lecteurs viennent surtout le samedi et le mercredi pour les écoliers. Ce qui fait que j’ai peu souvent l’occasion de discuter. D’autre part, vos choix littéraires sont fort inhabituels, je dois avouer que cela m’intrigue. Voisins ? Oh! Vous parlez sûrement d’un voisinage spirituel. Cela m’arrive aussi, avec certains auteurs. On les découvre avec cette impression de les avoir toujours côtoyés. Connaissez-vous le château de Chilon, Madame ? Moi non plus. C’est en Suisse je crois.
Ha ! Voici un visiteur. C’est Monsieur Custos. Lui non plus n’est pas d’ici. Il est arrivé il y a quelques temps. C’est un lecteur assidu, assez étrange. Il parle peu, vient tous les jours à la même heure, prend le livre qui l’intéresse et disparaît aussitôt. Quand je lui ai demandé quel auteur il aimait, il m’a répondu être en quête d’un personnage. C’est original, ne trouvez-vous pas ? Depuis qu’il est arrivé, il consulte toutes les oeuvres, par ordre alphabétique. Il y a peu, il tenait entre ses mains le volume que vous parcourez aujourd’hui. Il en est à la lettre C maintenant. Il vient rendre « Caligula » et j’imagine qu’il lira « La chute » ce soir même. Comment ? Vous devez partir, Madame ? Déjà ? Voyez comme le cours de la vie est curieux. J’espère que vous aurez l’occasion de repasser bientôt. J’ai passé un bon moment avec vous. Adieu, Madame, rentrez bien.


?.

J’avais pris sa main. Parce qu’il n’y avait plus rien à faire d’autre. Que je ne savais plus quoi faire d’autre. On attend de la vieillesse une certaine sagesse, un savoir en tout cas, un recul sur les choses de la vie qui nous échappent toujours. Alors, face à cette question là, moi qui n’avait pas encore 20 ans, je lui avais pris la main. Murmuré un je-ne-sais-pas. Ou quelque chose comme ça. Je ne suis même plus certaine. J’ai perdu pied sur cette question là. J’ai senti le monde tangent pendant un instant. J’ai glissé, moi qui n’ai pas le mal de mer, j’ai tangué avec l’univers flou et mou tout à coup. Je n’ai pas eu le temps de me sentir idiote, ou interdite. Ce n’était plus la jeune et le vieux dans le lit d’hôpital. Ce n’était plus une relation socialement codifiée, un rôle à assumer. Cette question-là nous a ramené sur le même plan. Le plan c’est beaucoup dire, justement, puisque le fil devenait tenu et fin et invisible. Puisqu’il n’existait plus rien que ce ? sans réponse possible. Et moi, sans le savoir encore, j’ai pourtant donné la seule chose qu’il attendait, ce ?. En lui donnant la main. Oh ! Ça n’a duré que quelques secondes. C’est dire si c’était long pour m’en souvenir encore maintenant.
Donnez-moi la main, petite, là. Vous sentez cette chaleur encore sous ma peau flétrie, transportée par mes veines dilatées ? N’ayez pas peur de cela. Car cela n’existe pas. Car cela a toujours été. N’ayez pas peur de moi ni de vous ni même de la question que vous n’osez poser et dont la réponse serait ce ? Car voyez-vous, charmante, après toutes ces années, je me suis rendue compte que ce qui avait alors compté vraiment, à cet instant là, c’était nos sincérités.
Voilà pourquoi c’était touchant. Prends ma main. Voilà pourquoi c’était vrai et rassurant. Reste un peu près de moi. Voilà. Tu vois, belle, il n’y a pas de raison de trembler.
Ça va aller.

Traces.

Il y a cette nouvelle éraflure dans le tournant avant notre étage. Une griffe d’environ 20 cm qui forme un accent circonflexe dans la cage d'escalier. J’imagine que c’est la marque du piano droit. Arrivée sur notre palier, je vois que la porte est entrouverte. Machinalement, je me dirige en face, la clef est déjà dans ma main. Quand je m’arrête, ma tête se tourne pourtant vers l’appartement ouvert. Les deux gaillards de tout à l’heure ont fini semble-t’il. Je remarque soudain le silence de l’immeuble. Et, puisque la minuterie s’éteint, il n’y plus que le rai de lumière. Je pousse la porte sans bruit. Tout est ouvert, je présume que l’entreprise de nettoyage va bientôt passer. Le soleil envahit le salon par les grandes baies vitrées nues. Je remarque les négatifs de tableaux au mur. Dans la cuisine, je cherche l’emplacement des équipements, de la table, des étagères. Dans leur chambre, le grand lit a laissé ses marques sur la moquette. Des emballages plastiques traînent par terre. Je trouve de longs cheveux roux sur le carrelage de la salle de bain, deux boucles blondes dans la baignoire. La tapisserie de la chambre d’enfant est jolie. Je découvre un petit bonhomme en feutre rouge sur la plinthe. Sur les carreaux, les empreintes des mômes, une petite main presque entière tout en bas, et, plus haut, des doigts à côté d’un équivalent smilley-qui-sourit. L’odeur du tabac empreigne encore le bureau dont deux murs entiers sont resté blancs. Mes pas résonnent dans l’entrée.

Le trou.

Ils avaient commencé le soir, juste en contre bas de l’immeuble. J’avais d’abord cru à un accident, à quelques urgences de l’équipement urbain. Ça avait duré toute la nuit et réveillé tout le monde avant le levé du soleil. On entendait le bruit des engins à moteurs et des ouvriers qui raclaient, soulevaient, trimbalaient, creusaient. De temps en temps un cri, une planche qui tombe. Seuls les phares des machines éclairaient la scène qui en devenaient surréaliste vue de la fenêtre de mon salon. Située au second étage nord je n’avais pu qu’entr’apercevoir le chantier et j’attendais le jour pour descendre mes poubelles afin de mieux voir ce qu’il se passait. Mais quand je m’approchais enfin du site c’était pour me retrouver face aux palissades blanches et rouges montées tout autour.
A mon retour ce soir-là, ça avait encore pris de l’ampleur et il paru bientôt évident qu’ils ne s’arrêteraient pas cette nuit-là non plus. D’ailleurs ils ne s’arrêtèrent plus : les ouvriers se relayaient jour et nuit. Assez mystérieusement on n’en croisait pourtant jamais aucun aux environs. L’ouvrage devint rapidement le sujet de conversation de tout le quartier. Chacun y allait de son hypothèse : c’était une extension du chantier du métro selon le boucher, bien que la station la plus proche se trouva à plus de 600m. A l’épicerie on croyait plutôt à un assainissement du sous-sol en raison de la source qui rejoignait la rivière non loin. La concierge répétait à qui voulait l’entendre qu’ils cherchaient quelque trésor secret enterré là. La majorité, qui avait bientôt opté pour un forage pétrolier, adopta finalement la théorie sur une exploitation minière, dont le matériau justifiant une telle percée en pleine ville demeura sujet de polémique. Deux choses semblaient certaines : ils creusaient en continu et, malgré les nuisances, personne ne paraissait savoir exactement ce dont il s’agissait.
Au bout d’une semaine tout de même, une assemblée d’habitants se présenta à la municipalité pour obtenir des explications. Ils en revinrent avec d’obscurs certificats administratifs issus d’un lointain secrétariat du ministère de la pêche. Certains, férus de langage bureaucratique, nous promettaient d’éclairer la situation. Durant les semaines qui suivirent on n’en entendit plus parler, et quand cela pris l’ampleur que l’on connaît, il s’avéra qu’ils avaient déménagé parmi les premiers. Rapidement, en effet, les environs se dépeuplèrent. Mon immeuble, en première ligne, vit ses résidents fuir en quelques mois. Même la baisse vertigineuse des loyers ne retint pas grand monde. Nous n’étions plus que quatre foyers avant l’évacuation. Au début, les appartements avec vue sur la chose eurent pourtant un peu de succès. Mais cela n’intéressa bientôt plus personne : on n’y voyait que ça, l’immense chantier, les engins, le trou, toujours plus grand, dont on ne percevait pas bien la profondeur en raison de l’épaisse fumée qui s’en dégageait en permanence. Car, outre le bruit constant, auquel on finissait par s’habituer tel un ronronnement familier, c’est surtout cette poussière jaunâtre qui fut le plus grand désagrément de cette époque. Elle s’infiltrait partout. Nous vivions calfeutrés derrière vitres et écharpes. Les jours de grands vent nos silhouettes se perdaient dans ce brouillard, nous ressemblions à ce que nos étions devenu : des fantômes dans une ville abandonnée. Petit à petit, en effet, le trafic des environs s’était fait de plus en plus rare. D’abord en raison des risques de mauvaise visibilité liés au nuage de terre flottant sur tout le voisinage, puis tout simplement par désertion du lieu. Rapidement, les seuls véhicules circulant dans l’ancienne avenue commerçante furent les camions bennes évacuant la terre. Les habitants déménagèrent, les commerces fermèrent, les emplois se délocalisèrent. Le mouvement fut général. De proche en proche tout se vidait. Cette fuite fut globalement silencieuse. Les quelques voix qui s’élevèrent s’atténuèrent les unes après les autres. Personne, pour finir, n’avait rien à y redire.
Quand, sur la façade ouest de mon bâtiment, de grandes fissures s’ouvrirent, je fus contactée par l’agence de location en vue d’un relogement. L’immeuble avait été racheté et devait être détruit. J’obtins ainsi ce magnifique loft en centre ville, pour le prix de mon ancien logement c'est-à-dire dix fois moins cher que le loyer normal. Peu après, une commission sanitaire me versa une confortable prime d’indemnités ainsi qu’une prise en charge complète de mes frais médicaux. Mon journal me proposa une promotion dans le secteur des politiques internationales et dès le printemps suivant, mon premier poste d’envoyée permanente dans une grande ville outre-atlantique.