A la lumière du jour.


Elle m’avait plantée là, sur le bord de la route, comme dans les films. Faut dire que j’y avais mis du mien, d’accord. Je suis restée quelques minutes avant d’être sûre que oui, elle m’avait plantée là, sur le bord de la route, dans la campagne déserte. Une quinzaine de kilomètres jusqu’au prochain bled c’était pas la mer à boire. Mais tout de même, vous avez déjà fait ça, vous, laisser quelqu’un au milieu de nulle part, au milieu de la nuit ? En tout cas, le moins que je puisse dire c’est que j’avais pas trouvé ça très drôle sur le coup, et même maintenant que je suis au chaud, j’ai encore du mal à trouver ça marrant. J’ai détruit mes baskets en voulant couper travers champs, j’ai sali mon pantalon dans la boue d’un fossé, j’étais déjà trempée après un quart d’heure et j’avais froid aux pieds. Non, sincèrement, c’était pas l’extase. Mon téléphone portable affichait ostensiblement son réseau, complètement inutile puisque je ne connaissais personne à qui demander secours dans un rayon de 400 km. Sauf Lise, bien sûr. Dans l’agacement je l’effaçais de ma liste. Un geste au relent de fierté, peut-être mal placée. J’allais pas l’appeler tout de même, ni maintenant ni dans deux heures ni plus jamais. De toute façon, je ne savais même plus précisément où j’étais.
J’ai erré comme cela dans la nuit humide, en me remplissant des odeurs de la terre. En colère, forcement. Et puis je me suis calmée peu à peu. J’ai retrouvée la complicité charnelle, végétale d’abord. Puis j’ai perçu la présence, animale. Enfin, alors qu’un frisson de solitude s’emparait de mon être, j’ai aperçu de la lumière. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une ferme. J’ai pensé que l’on pourrait me renseigner. En approchant, j’ai vu la maison minuscule dans l’immensité de la prairie. La lumière venait de la lampe au dessus de la porte d’entrée. Peut-être l’avait-on oublié. Peut-être la laissait-on allumé toutes les nuits. Peut-être qu’on attendait quelqu’un. J’ai eu mal à la main en frappant parce qu’elle était glacée. Il n’y a pas eu de bruit et la porte c’est ouverte. J’ai dit : « Je suis perdue. J’ai froid. »
La porte m’a laissé passer. Il y avait un feu dans le poêle séculaire de la cuisine. Enroulé devant, un jeune chat s’étira doucement et me laissa sa place. Le chien d’au moins 153 ans me regardait tranquillement boire la tasse de chaud. Je me suis assoupie dans le fauteuil en tissu.
Au matin j’ai suivi la route jusqu’à la gare la plus proche. Quand je suis rentrée chez moi, j’ai constaté que l’orchidée avait fleurie. Une branche magnifique.


Vraies semblances.


Je ne sais pas comment et quand cela a commencé. Il me semble que cela a toujours été. Mon épitaphe sera :
«Ici est censé reposer Skoliad, grande substituable. Mais il est possible qu’elle soit à côté.»

Cependant, avant d’en arriver au possible tour de passe-passe d’avec la grande faucheuse, je reprends depuis le début. Ceci est une chronologie, quoiqu’on en dise. J’imagine que vous avez besoin de bois pour votre feu, ça vient. Ceci est un listing des pouces dans la bouche et des canderels dans le café d’une âme de barbapapa. Vous comprenez ? J’étais faite pour le symbolisme, depuis ma plus tendre enfance.

Plus tard le phénomène n’a fait qu’accroître et accélérer. J’ai engendré un substitut général intérimaire qui collectionne les masques à mi-temps. A l’envers de ma jeunesse, il m’est arrivé de revendiquer des racines. J’ai rapidement abandonné. Quand on grandit une chose à la place d’une autre, qu’on vit à la place d’une autre, on fini par ne même plus pouvoir déterminer l’original. Mais est-ce important ? Car toute substituée que soit ma vie, elle n’en reste pas moins réelle et vraie. Le texte que vous lisez, aussi. Tout fictif qu’il soit, il n’en est pas moins effectif. On n’y peut rien, admettons-le. La vérité, donc, je m’en contrebalance bien. Je vous cause, à l’évidence, d’une chose pour une autre.

La prise de conscience fut tardive, j’en conviens. J’ai longtemps vécu dans l’aisance de mon propre univers interchangeable. J’ai privilégié l’enfance. Cela n’a néanmoins rien changé. Quand j’ai enfin découvert la société, j’ai vite compris que j’y avais tout à fait ma place, tel quel. Le monde est une gigantesque partie de poker me disait un joueur, c’est du grand bluff. Je ne vous assommerais pas d’exemples inutiles : faites l’expérience vous-même. La vie fourmille de caméléons et autres camouflages, remplacements, comédies, faux-semblants, illusions, étiquettes, habits, statuts, hypocrisies, artifices, séductions, subterfuges. C’en est effrayant.

Dans mon cas particulier, je me suis donc adaptée rapidement à toutes sortes de milieux. C’est l’avantage de ma situation, tout est utilisable. Toutefois, la plus grande surprise de ma vie d’adulte, ma joie aussi, a été de rencontrer les gens. Les autres. Les autres qui se substituent à d’autres Autre, des autres qui restent autres et, les plus passionnants pour l’adepte de l’image en miroir que je suis malgré moi, les autres qui sont pareils – c'est-à-dire aussi ceux qui sont opposés puisque l’inverse est toujours du même pour finir. Cela ne c’est pas fait sans heurts bien sûr. Le regard rebondit, tout à coup on prend forme dans l’œil d’autrui. Il y a quelque chose de l’ordre de la consistance dans la rencontre.

Ce processus engendre toute sorte de réactions, à commencer par la déception. L’esprit fonctionne trop souvent en mode polaroïd, l’image de l’être figée dans un moule à prise rapide. C’est une réplique, encore. La pire de toutes. En tout cas la plus insupportable du fait qu’elle nous échappe et se retourne contre nous. Bientôt j’ai fait l’amère expérience des reproches. Je vous en parle ici parce qu’évidement, concrètement, les critiques se sont accrochées sur mes récurrences aux métamorphoses. Mais pour finir je crois qu’en fait ce n’est qu’anecdotique. J’aurais été autrement qu’on m’aurait blâmée du contraire.

Rien de tout cela ne serait arrivé, cependant, sans une histoire d’amour. Je substituais depuis plusieurs mois déjà avec un gars sympa et fort bien fait de sa personne. Nous prenions réciproquement plaisir dans nos rôles sexuels et autres substituts matrimoniaux. Comme il était intelligent et lui-même pourvu d’un certain attrait pour l’allégorie -par son obstination à l’exclure- j’oubliais peu à peu la possibilité d’un malentendu. Je ne me rappelle plus précisément l’objet de la dispute. C’était à propos d’un ersatz de repas, je crois. Toujours est-il que j’ai fini la soirée dehors. Après dix minutes d’errance sur les trottoirs mouillés, je me suis décidée à rejoindre mes piliers de comptoir favoris. Je vous raconte ça, n’en prenez pas notes. C’est pour vous faire comprendre mon état d’esprit quand je suis rentrée dans ce bar. Ce n’est même pas un justificatif à mon acte. C’est ce qu’il s’est passé. J’y ai fait la connaissance de mon quidam avec qui je passais une soirée finalement pas si désagréable. Nous buvions un excellent vin, le temps passait, bienveillant.

« Mettez-vous à ma place ! » Voilà ce qu’il a dit, précisément. J’ai dis d’accord.

Le reste, les détails pratiques, ne nous ont pas pris plus que la nuit. Nous sommes entrés dans la vie de l’autre au petit matin. Et quelle vie ! Vous en conviendrez. J’aurais pu tomber plus mal. Souvent je me suis surprise à sourire de la perfection de l’incident. J’ai des instants d’humour avec la destinée à laquelle je ne crois pas. Et, tout de même, j’avoue avoir ressenti une sensation de sérénité inespérée. Je vivais l’idéal, pratiquement, objectivement et de tous points de vue. Cela suffisait à tout. Comme rien ne m’appartenait, rien n’était difficile. L’intégration fut instantanée. Sa femme, ses amis, ses collègues, ses enfants et même son chien n’y virent que du feu. Cela dura un certain temps.

Etait-ce trop facile, justement ? Avais-je pris goût à l’expérience du changement pour ne plus me contenter du résultat ? Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir alors, tant les vies ont défilé rapidement. Les opportunités surgissaient de toutes parts, je les saisissais, presque par réflexe. A cette époque j’étais prise dans l’acte travesti. Mes vies me prenaient tout mon temps, pour ainsi dire. C’est une richesse que je n’exploitais pas encore, je me contentais d’accumuler, facilement. Le nombre, le genre, les détails sont secondaires. Ce que devenaient ces existences après moi m’importe peu. Ce ne sont pas des graines que je semais. J’empruntais des chemins qui se poursuivaient après que je les eusse quitté. Je ne nie pas ma responsabilité propre, mais enfin, je la cerne de mes actes et de mon éthique. Il y avait somme toute assez peu de malhonnêteté dans tout ça. Entrer dans l’histoire d’un tueur n’a pas fait de moi une meurtrière, et je ne suis pas devenue chaste pendant mon ministère catholique. Je suis entièrement de cet avis : l’habit ne faisait pas de moi le moine.

Pour autant, j’ai toujours respecté mon humanité, quoiqu’on en dise. C’est ma plus grande réussite. Aujourd’hui je me suis retirée des affaires, bien sûr. Mais croyez-en mon expérience, c’est le moyen le plus facile pour faire carrière. Il apparaît maintenant évident que la sincérité avec laquelle j’ai mené tout ceci a grandement favorisé son développement. Je considère même qu’elle est condition. Je suis une idéaliste, voyez-vous.


Parfum de pages.

Voudriez-vous un peu plus de lumière, Madame ? Cette édition magnifique mérite que l’on puisse parcourir ses pages sans forcer sur les yeux. J’ai remarqué que vous aimiez cet auteur. C’est un excellent choix, si je puis me permettre ce commentaire. Son écriture est une invitation, j’aime particulièrement cette citation : « Mais les mots sont des objets, et une simple goutte d’encre tombant telle la rosée, sur une pensée, produit ce qui fera réfléchir des milliers, voire des millions. ». Je vais ouvrir la fenêtre. M’asseoir avec vous ? Avec plaisir. C’est l’heure du thé, n’est-ce pas ? Je vais aller en chercher, avec des petits gâteaux. Vous aimez ?
Vous êtes étudiante ? Oh, il n’y a pas d’âge vous savez ! Etes-vous alors professeur de littérature ? L’intérêt, Madame, fais parfois le métier. Il en a été comme cela pour moi, je crois. Vous n’êtes pas d’ici, non ? C’est une petite ville. Vous venez vous reposer ? Paris ? Oui, je connais. J’y ai travaillé quelques années. Puis je suis venu, cela fait six années maintenant. Je suis revenue pour cet endroit. Un jour j’ai vu l’annonce dans le journal. Je n’avais aucune expérience de bibliothécaire mais finalement j’ai été la seule candidate. C’est un lieu magnifique, ne trouvez-vous pas ? Je ne parle pas du village, qui a un charme indéniable. Ni même des paysages environnants. Car je vois en vous la visiteuse que j’ai été la première fois. Moi non plus je n’étais pas une touriste. Je ne suis restée qu’une après-midi. Je me souvenais pourtant de tout en revenant. J’étais déjà chez moi parmi les rayonnages. Petit à petit j’ai découvert la vie associée à ma nouvelle situation. Car les ouvrages vivent, voyez-vous. Il y a ceux qui sont beaucoup consultés ; ceux qui sont plutôt empruntés ; ceux qui ne sont jamais ouverts ; ceux qui sont replacés à l’envers, à une autre place ; ceux qui ont une histoire propre, ceux qui en portent les stigmates. Il y a même ceux que je ne connais pas encore.
Oui, je demeure ici même, dans un petit studio, à l’étage. Au début j’avais un logement au village, mais il n’était guère aisé de monter jusque-là pendant l’hiver. Imaginez-vous qu’à cette altitude, il peut parfois tomber un mètre de neige, en une seule nuit ! Comment ? Laisser fermer? Ce n’est pas possible, Madame. C’est dans mon contrat. Je dois ouvrir. C’est mon rôle vous comprenez ? De toute façon, j’ai bientôt pris goût à l’existence in situ. Je m’occupe des livres, ça me prend beaucoup de temps. Je les parcours, je prends soin d’eux, refait les couvertures, les rangent. Je vais les porter à ceux qui ne peuvent se déplacer, je fais la lecture parfois, j’accueille les visiteurs étrangers. Si vous restez, je vous ferai une carte de membre. Vous pourrez emmener ceux marqués d’un point vert. Non, vous avez raison, on ne sait jamais ce que nous réserve l’avenir. Voyez, moi-même, si je n’avais dû attendre qu’on répare ma voiture, je n’aurais jamais mis les pieds en ce lieu. Aurais-je alors posté ma candidature quatre mois plus tard ? Peut-être un jour reviendrez-vous. Et puisque vous êtes là, profitez de notre accueil.
Si je vous ennuie avec mon bavardage, veuillez me pardonner. Comme vous le constatez, les lecteurs viennent surtout le samedi et le mercredi pour les écoliers. Ce qui fait que j’ai peu souvent l’occasion de discuter. D’autre part, vos choix littéraires sont fort inhabituels, je dois avouer que cela m’intrigue. Voisins ? Oh! Vous parlez sûrement d’un voisinage spirituel. Cela m’arrive aussi, avec certains auteurs. On les découvre avec cette impression de les avoir toujours côtoyés. Connaissez-vous le château de Chilon, Madame ? Moi non plus. C’est en Suisse je crois.
Ha ! Voici un visiteur. C’est Monsieur Custos. Lui non plus n’est pas d’ici. Il est arrivé il y a quelques temps. C’est un lecteur assidu, assez étrange. Il parle peu, vient tous les jours à la même heure, prend le livre qui l’intéresse et disparaît aussitôt. Quand je lui ai demandé quel auteur il aimait, il m’a répondu être en quête d’un personnage. C’est original, ne trouvez-vous pas ? Depuis qu’il est arrivé, il consulte toutes les oeuvres, par ordre alphabétique. Il y a peu, il tenait entre ses mains le volume que vous parcourez aujourd’hui. Il en est à la lettre C maintenant. Il vient rendre « Caligula » et j’imagine qu’il lira « La chute » ce soir même. Comment ? Vous devez partir, Madame ? Déjà ? Voyez comme le cours de la vie est curieux. J’espère que vous aurez l’occasion de repasser bientôt. J’ai passé un bon moment avec vous. Adieu, Madame, rentrez bien.


?.

J’avais pris sa main. Parce qu’il n’y avait plus rien à faire d’autre. Que je ne savais plus quoi faire d’autre. On attend de la vieillesse une certaine sagesse, un savoir en tout cas, un recul sur les choses de la vie qui nous échappent toujours. Alors, face à cette question là, moi qui n’avait pas encore 20 ans, je lui avais pris la main. Murmuré un je-ne-sais-pas. Ou quelque chose comme ça. Je ne suis même plus certaine. J’ai perdu pied sur cette question là. J’ai senti le monde tangent pendant un instant. J’ai glissé, moi qui n’ai pas le mal de mer, j’ai tangué avec l’univers flou et mou tout à coup. Je n’ai pas eu le temps de me sentir idiote, ou interdite. Ce n’était plus la jeune et le vieux dans le lit d’hôpital. Ce n’était plus une relation socialement codifiée, un rôle à assumer. Cette question-là nous a ramené sur le même plan. Le plan c’est beaucoup dire, justement, puisque le fil devenait tenu et fin et invisible. Puisqu’il n’existait plus rien que ce ? sans réponse possible. Et moi, sans le savoir encore, j’ai pourtant donné la seule chose qu’il attendait, ce ?. En lui donnant la main. Oh ! Ça n’a duré que quelques secondes. C’est dire si c’était long pour m’en souvenir encore maintenant.
Donnez-moi la main, petite, là. Vous sentez cette chaleur encore sous ma peau flétrie, transportée par mes veines dilatées ? N’ayez pas peur de cela. Car cela n’existe pas. Car cela a toujours été. N’ayez pas peur de moi ni de vous ni même de la question que vous n’osez poser et dont la réponse serait ce ? Car voyez-vous, charmante, après toutes ces années, je me suis rendue compte que ce qui avait alors compté vraiment, à cet instant là, c’était nos sincérités.
Voilà pourquoi c’était touchant. Prends ma main. Voilà pourquoi c’était vrai et rassurant. Reste un peu près de moi. Voilà. Tu vois, belle, il n’y a pas de raison de trembler.
Ça va aller.

Traces.

Il y a cette nouvelle éraflure dans le tournant avant notre étage. Une griffe d’environ 20 cm qui forme un accent circonflexe dans la cage d'escalier. J’imagine que c’est la marque du piano droit. Arrivée sur notre palier, je vois que la porte est entrouverte. Machinalement, je me dirige en face, la clef est déjà dans ma main. Quand je m’arrête, ma tête se tourne pourtant vers l’appartement ouvert. Les deux gaillards de tout à l’heure ont fini semble-t’il. Je remarque soudain le silence de l’immeuble. Et, puisque la minuterie s’éteint, il n’y plus que le rai de lumière. Je pousse la porte sans bruit. Tout est ouvert, je présume que l’entreprise de nettoyage va bientôt passer. Le soleil envahit le salon par les grandes baies vitrées nues. Je remarque les négatifs de tableaux au mur. Dans la cuisine, je cherche l’emplacement des équipements, de la table, des étagères. Dans leur chambre, le grand lit a laissé ses marques sur la moquette. Des emballages plastiques traînent par terre. Je trouve de longs cheveux roux sur le carrelage de la salle de bain, deux boucles blondes dans la baignoire. La tapisserie de la chambre d’enfant est jolie. Je découvre un petit bonhomme en feutre rouge sur la plinthe. Sur les carreaux, les empreintes des mômes, une petite main presque entière tout en bas, et, plus haut, des doigts à côté d’un équivalent smilley-qui-sourit. L’odeur du tabac empreigne encore le bureau dont deux murs entiers sont resté blancs. Mes pas résonnent dans l’entrée.

Le trou.

Ils avaient commencé le soir, juste en contre bas de l’immeuble. J’avais d’abord cru à un accident, à quelques urgences de l’équipement urbain. Ça avait duré toute la nuit et réveillé tout le monde avant le levé du soleil. On entendait le bruit des engins à moteurs et des ouvriers qui raclaient, soulevaient, trimbalaient, creusaient. De temps en temps un cri, une planche qui tombe. Seuls les phares des machines éclairaient la scène qui en devenaient surréaliste vue de la fenêtre de mon salon. Située au second étage nord je n’avais pu qu’entr’apercevoir le chantier et j’attendais le jour pour descendre mes poubelles afin de mieux voir ce qu’il se passait. Mais quand je m’approchais enfin du site c’était pour me retrouver face aux palissades blanches et rouges montées tout autour.
A mon retour ce soir-là, ça avait encore pris de l’ampleur et il paru bientôt évident qu’ils ne s’arrêteraient pas cette nuit-là non plus. D’ailleurs ils ne s’arrêtèrent plus : les ouvriers se relayaient jour et nuit. Assez mystérieusement on n’en croisait pourtant jamais aucun aux environs. L’ouvrage devint rapidement le sujet de conversation de tout le quartier. Chacun y allait de son hypothèse : c’était une extension du chantier du métro selon le boucher, bien que la station la plus proche se trouva à plus de 600m. A l’épicerie on croyait plutôt à un assainissement du sous-sol en raison de la source qui rejoignait la rivière non loin. La concierge répétait à qui voulait l’entendre qu’ils cherchaient quelque trésor secret enterré là. La majorité, qui avait bientôt opté pour un forage pétrolier, adopta finalement la théorie sur une exploitation minière, dont le matériau justifiant une telle percée en pleine ville demeura sujet de polémique. Deux choses semblaient certaines : ils creusaient en continu et, malgré les nuisances, personne ne paraissait savoir exactement ce dont il s’agissait.
Au bout d’une semaine tout de même, une assemblée d’habitants se présenta à la municipalité pour obtenir des explications. Ils en revinrent avec d’obscurs certificats administratifs issus d’un lointain secrétariat du ministère de la pêche. Certains, férus de langage bureaucratique, nous promettaient d’éclairer la situation. Durant les semaines qui suivirent on n’en entendit plus parler, et quand cela pris l’ampleur que l’on connaît, il s’avéra qu’ils avaient déménagé parmi les premiers. Rapidement, en effet, les environs se dépeuplèrent. Mon immeuble, en première ligne, vit ses résidents fuir en quelques mois. Même la baisse vertigineuse des loyers ne retint pas grand monde. Nous n’étions plus que quatre foyers avant l’évacuation. Au début, les appartements avec vue sur la chose eurent pourtant un peu de succès. Mais cela n’intéressa bientôt plus personne : on n’y voyait que ça, l’immense chantier, les engins, le trou, toujours plus grand, dont on ne percevait pas bien la profondeur en raison de l’épaisse fumée qui s’en dégageait en permanence. Car, outre le bruit constant, auquel on finissait par s’habituer tel un ronronnement familier, c’est surtout cette poussière jaunâtre qui fut le plus grand désagrément de cette époque. Elle s’infiltrait partout. Nous vivions calfeutrés derrière vitres et écharpes. Les jours de grands vent nos silhouettes se perdaient dans ce brouillard, nous ressemblions à ce que nos étions devenu : des fantômes dans une ville abandonnée. Petit à petit, en effet, le trafic des environs s’était fait de plus en plus rare. D’abord en raison des risques de mauvaise visibilité liés au nuage de terre flottant sur tout le voisinage, puis tout simplement par désertion du lieu. Rapidement, les seuls véhicules circulant dans l’ancienne avenue commerçante furent les camions bennes évacuant la terre. Les habitants déménagèrent, les commerces fermèrent, les emplois se délocalisèrent. Le mouvement fut général. De proche en proche tout se vidait. Cette fuite fut globalement silencieuse. Les quelques voix qui s’élevèrent s’atténuèrent les unes après les autres. Personne, pour finir, n’avait rien à y redire.
Quand, sur la façade ouest de mon bâtiment, de grandes fissures s’ouvrirent, je fus contactée par l’agence de location en vue d’un relogement. L’immeuble avait été racheté et devait être détruit. J’obtins ainsi ce magnifique loft en centre ville, pour le prix de mon ancien logement c'est-à-dire dix fois moins cher que le loyer normal. Peu après, une commission sanitaire me versa une confortable prime d’indemnités ainsi qu’une prise en charge complète de mes frais médicaux. Mon journal me proposa une promotion dans le secteur des politiques internationales et dès le printemps suivant, mon premier poste d’envoyée permanente dans une grande ville outre-atlantique.

Le silence de la muse.

C’était un jour comme les autres. Quoiqu’en fait cela n’existe pas. Les jours comme les autres. Mais bon, admettons, disons simplement que rien ne semblait annoncer quoique ce soit de particulier ce jour-là. J’étais descendue boire un verre à la terrasse de mon troquet favori, pour profiter du soleil et de la société. J’aime bien ce bistrot. La terrasse est jolie, un peu en retrait de la rue, sur une petite place où gazouille une fontaine. Cette disposition particulière permet de regarder passer les gens, la vie de la ville, sans être gêné par le mouvement. C’est un poste d’observation parfait. Je m’étais installée à ma table. Vous savez cette table choisie et habituelle dans le bar que l’on fréquente. Donc à ma table, la six, je devais boire un tonic, parce qu’il faisait chaud ce jour sans particularité. Les passants passaient, les voitures automobilaient, les bus retardaient.
Je me souviens qu’une brise c’est levée. Parce que j’ai regardé un instant l’envol du nuage blanc. Les pétales tourbillonnaient agréablement et recouvraient le sol en flaques laiteuses. C’est juste après ce moment-là que je l’ai vu. Elle a surgit de nulle part, derrière la brise. Tout à coup elle était là et je ne voyais plus qu’elle. Vous savez comment ça se passe, n’est-ce pas ? Un être prend toute la place, plus rien d’autre n’existe. Elle était tellement belle. Belle d’ailleurs ça ne suffit pas, et les autres superlatifs ne m’apaisent pas. Maintenant que je suis face aux mots, je me rends compte de leur inutilité en la matière. J’ai son image en moi, je pourrais vous noyer sous les détails de sa physionomie. Mais ça ne suffirait toujours pas. Elle était belle, magnifique, fascinante. Dans sa longue robe qui flottait sur la brise. Et je ne pouvais détacher les yeux de cette apparition glissant vers moi. J’avais cette sensation du temps qui ralenti, du cœur qui s’arrête alors qu’elle s’approchait. Pour moi. Elle me souriait. Et je tremblais déjà. Son enveloppe noire ondoyant dans le trouble blanc. Il n’y avait plus que ça, en bicolore, dans mon espace.
Il y a eu cet instant, où j’ai compris qu’elle ne s’arrêterait pas à ma table, et, tout de suite après, la vague de son parfum. Quand elle me dépassa, le souffle d’air m’offrit une bouffée entière de son odeur. Je ferme les yeux. Je me suis retournée. Je l’ai vu entrer dans l’immeuble voisin. Alors je l’ai suivi, l’esprit somnambule capturé par son apparition. Je l’ai suivi à l’odeur, il me semble. Sa trace m’a conduit jusqu’au dernier étage du bâtiment quelconque. Le palier était poisseux et mal éclairé. Il n’y avait qu’une seule porte, entrouverte, par laquelle s’échappait l’effluve attirant. J’ai hésité un moment devant cette porte. J’ai guetté une conversation, un bruit. Mais rien d’autre que la rue assourdie ne parvenait à mes oreilles. Un chuintement plus loin. Un bébé qui pleure à l’étage du dessous. J’ai glissé un œil au travers de l’ouverture. Par le petit espace je devinais la pièce, vaste et lumineuse. Mais ce n’était pas assez. J’ai poussé la porte.
Je l’ai vu tout de suite, droit devant moi. C’était un atelier d’artiste comme on en voit dans les images de la bohème parisienne. Un désordre insolite régnait dans la grande pièce : tableaux sur les murs, tableaux empilés à même le sol, ou encore sur le chevalet, sculptures, taches colorées sur le parquet, pinceaux disséminés. Les vitres dégoûtantes laissaient passer une lumière pisseuse. L’odeur de térébenthine grattait vite le fond de la gorge. Impossible de se tromper sur l’activité du locataire. Elle était là, devant une sculpture sur table. De dos elle me cachait ses gestes silencieux. Ce n’est qu’après un moment que j’ai perçu une autre présence, sur ma droite. Cette partie de l’atelier semblait faire office de cuisine car je discernais une casserole et un réchaud à gaz parmi le fourbi entassé. Par terre, entre un vieux frigo écaillé et une collection de bouteilles vides, il y avait quelqu’un. Un homme assis-là, recroquevillé, regardait dans ma direction sans paraître me voir. Je n’osais pas bouger, ni même dire un mot. Cela parut durer une éternité, puis elle se retourna enfin. Elle portait quelque chose entre les mains et le tenait comme un précieux oisillon tombé du nid. Ça semblait palpiter entre ses doigts. Elle avançât sans un bruit, sans un regard pour nous. Comme je m’écartais pour lui laisser le passage, un nuage a dû passer dans le ciel car tout devint plus sombre.
J’allais la suivre quand j’ai croisé le regard terrible de l’artiste. Il fixait la porte, hagard, avec une affreuse grimace de désespoir. Il tenta de se lever mais roula parmi les déchets accumulés autour de lui. Ses mains furent prises de convulsions comme sa bouche. Une bave épaisse jaillie, ses yeux explosèrent de sang, ses traits se déformèrent en une douleur insoutenable.
Alors je me suis approchée de lui. J’ai été nous prendre deux bières dans le frigo et je me suis assise à côté. On est resté là sans rien dire tout l’après-midi. A boire ensemble. Cela sembla l’apaiser, ses tremblements diminuèrent peu à peu. Le soir venu, quand je suis enfin sortie, tout était redevenu silencieux et noir.


Tant perdu, temps retrouvé.

Elle était simplement assise dans son salon. Sur le canapé en tissu avec napperons sur les accoudoirs, et derrières les têtes, pour pas salir. Elle était bien droite, les deux mains sur les genoux serrés, dans le silence de la maison. Le tic tac de l’intemporelle horloge sur la cheminée résonnait fort son écoulement. Elle pensait à ça, le temps, devant la télé éteinte. La compagne marque heures. L’écran de la programmation régulière et rassurante. 13 heures le journal, 18h questions pour un champion suivi des infos régionales. A bien y regarder, elle s’y connaissait en actualité. Ce qui se passe. Dehors. Parce que dedans bien sûr, rien ne se passe. Chaque jour identique à l’autre, prévisible, venant engloutir le jour d’avant, en gardien du possible.
Elle pensait à ça, le temps, sur son beau canapé blanc. N’était-ce pas cela qu’elle avait espéré, finalement ? La dilution ? Présumer vieillir pour que chaque jour ait moins d’importance. Attendre que le prix du cri chute avec l’âge ; qu’après le millième, ils prennent une autre dimension. Présumer qu’une larme devienne moins particulière, en intégrant la marée salée recouvrant nos plages de vie. Les visages effacés dans le brumeux passé, les sentiments délayés dans les flots continus d’événements. Attentat du world trade center. Mise à la retraire. Guerre d’Irak. La petite dernière s’en va. Chute du mur de Berlin. Arthur part avec une jeune de 19 ans. Abolition de la peine de mort. Naissance de la cadette. Le Torrey Canyon se répand en marée infâme. Mariage en blanc et à l’église. En définitive, même sans visage, l’histoire, la grande et les petites mêlées, s’accroche dur. Non, avec le temps tout ne s’en va pas. Il reste encore trop, au goût de pas assez, longtemps après. Et si on n’arrivait jamais à oublier ? Ou pire, si on oubliait mais que ça ne changeait rien ? Et si les 20 dernières années d’absence n’avaient servi à rien ? Comme prévu, d’ailleurs. C’est tragiquement drôle. Elles ont rempli leur office de rien. Jusqu’au bout. Admirablement. Le rien ne sert à rien. Et il faut environ 2 décennies pour s’en rendre compte, un jour comme les autres, dans le salon.
Tic tac. Elle pensait à ça, le temps, à côté de la petite horloge dorée de chez Daxon. Le temps qui s’entasse, d’accord. Mais le temps qui fui, aussi. Combien de temps lui restait-il maintenant ? Cinq ? Dix ans ? Avant d’être complètement vide. Avant d’être sclérosée par la vieillesse rigide. Avant d’être totalement dilapidée, comme son temps de vie. Tout est passé si vite. Lentement inéluctable, régulièrement conditionnel. Et si vite, si tôt. Sa vie familiale, son rôle économique et social, et bientôt son propre corps : tout s’échappait. Et pire, il était vain de le retenir. Vain de feindre l’identique quand tout changeait chaque seconde. Comme il était vain de s’être assise, tous les soirs de semaine, sur son canapé trois places, devant la table basse où s’étalaient les revues périmées comme de vieux poissons échoués là, attendant la décomposition.
Il est temps, se disait elle, en serrant ses poings sur ses genoux calleux. Grand temps de donner de la valeur au temps. De se faire des souvenirs, mulitcolores et précieux. De mettre sur chaque jour une particularité, une saveur même éphémère. Temps de changer les horloges et les calendriers en midis de la France et en nouvel an festifs. Temps de partager son temps, d’offrir le temps, de le disperser comme autant de graines de pois de senteur, en jardinier exubérant. Car après tout, justement, il n’y a rien. Plus rien à perdre. Que le temps.
Elle se leva. Monta au grenier. Et prit la vieille valise brune que l’aîné avait pour son séjour linguistique à Londres. C’était il y a longtemps. Bien avant de rencontrer son épouse Romaine. Quand il ne savait pas encore qu’il lui offrirait trois petits fils Italiens. Il y avait déjà quelques autocollants. Elle se dit qu’elle rajouterait les siens. Comme seule mesure de sa trajectoire, balisée des êtres qu’elle rejoignait. Dans la vie.

Secret de famille.

C’était un bel après-midi d’automne. La température quasi estivale faisait oublier le raccourcissement des journées et on avait décidé de déjeuner dehors. Le repas d’anniversaire avait été copieux, comme toujours grand-maman c’était dépassée. Les convives, enfants, petits-enfants, cousins et amis, digéraient tranquillement à l’ombre du grand tilleul. De temps en temps une feuille jaunie atterrissait sur la nappe blanche, comme une invite aux dernières langueurs de l’été. Les femmes débarrassaient, les enfants jouaient sur l’herbe et les hommes fumaient par petits groupes de deux ou trois. Le patriarche était resté assis, au bout de la tablée désertée. Il fêtait ses soixante dix ans cette année, et les invités étaient plus nombreux que d’habitude. Cela semblait le fatiguer. Il dodelinait doucement de la tête, prémisses d’une sieste après le repas.
Les femmes revinrent en même temps, en appelant les enfants, pour se remettre à table. Lentement, parfois presque à contre cœur, chacun repris sa place. Quand tout le monde fut prêt, grand-maman arriva avec le gâteau magnifique et les 7 bougies allumées. Chacun se mit à chanter le refrain « Joyeux anniversaire » au grand-père que l’on avait doucement réveillé. Les plus jeunes suivaient avidement des yeux la pâtisserie. Grand-père souffla ses bougies, le champagne fut servi, le toast porté. Santé et bonheur. Il remercia tout le monde, et se lança à l’attaque du dessert, en donnant par là même le signal à tous. On n’entendit bientôt plus que les petites cuillères.
L’oncle Arthur était diabétique. Le plus terrible pour lui, qui était privé des desserts et des coupes alcoolisées, c’était ce silence, pendant que chacun se livrait à la gourmandise qui lui était interdit. En promenant ses yeux sur l’assistance il vit la petite Jessica, sa nièce, qui ne mangeait pas.
« Tu n’as plus faim ? lui demanda t’il, heureux, en somme, de trouver quelqu’un à qui parler.
- Non, et je n’aime pas la crème.
- Tu veux garder la ligne ? Plaisanta t’il
- Non, répondit la gamine, sérieuse, je n’aime pas la crème.
La dureté du regard azur étonna un peu le bonhomme rondouillard. Aussi s’empressa t’il de changer de sujet de conversation.
- ça va à l’école ? Tu aimes l’école ?
- Oui, on apprend plein de choses, j’aime beaucoup l’école.
- Oui ? fit il surpris. Quelle est ta matière préférée ?
- La biologie. En ce moment on étudie la génétique.
- Ah ? Et à quoi ça te sert, la génétique ?
- On apprend comment se fait la transmission des gènes. Notament qu’il y a des gènes plus forts que d’autres. Pour les yeux, par exemple, c’est le gène qui code pour la couleur bleue. On dit qu’il est récessif. Comme on porte chacun un gène du père et un gène de la mère, c’est le dominant qui l’emporte. Et le recessif qui ne s'exprime pas. Donc si tu as un gène bleu de ta maman et un gène marron de ton papa, tu auras les yeux marron. Et vice versa, si tu as des parents aux yeux bleus, ils n’auront forcement que des enfants aux yeux bleus, puisque chacun des deux à 2 gènes bleus. Tu me suis, oncle Arthur?»
A ce moment, oncle Arthur, abasourdi par le discours de la gamine de 12 ans, s’aperçut que plus personne ne mangeait. Pour autant aucun n’osait dire un mot.
« Que de la connerie! Voilà ce qu’on apprend aux jeunes de nos jours! Et bien, pauvre France!» résonna la voix au bout de la table en faisant sursauter les adultes plus que les enfants.
Il y eut encore un instant de silence. Tante Aline, qui avait gardé ses beaux yeux noisettes tournés vers son assiette, se leva. Un peu trop brusquement car elle renversa sa coupe de champagne. On épongea bien vite la flaque encore pétillante, pendant qu’elle filait à l’intérieur nettoyer sa robe.
Quand les deux perles si claires de grand-maman se teintèrent d’eau, Mr Denis, le voisin, coupa le silence qui s’allongeait en lançant un tonitruent :
« En tout cas, c’est sûre qu’on ferait mieux de leur apprendre la cuisine à toutes ses jeunes filles! Les hommes de leur génération vont mourir de faim avec toutes ses pimbêches qui savent même pas faire de pâtes! »
Un rire général s’empara de l’assemblée, comme un gros soupir de soulagement. Et personne n’entendit la gosse qui ajoutait :
« C’est pas des conneries, la preuve, dans notre famille nous avons tous les yeux bleus. Et j’aime pas la crème, moi je préfère les glaces ».

L'heure d'heurt Hunter.

Il a ouvert le tiroir, brusquement. Mais il ne nous a pas empoignées, prise par poignées, lestement, comme d’habitude. Il a joué à nous faire rouler du bout du doigt. Il a pris deux ou trois autres compagnes fuselées. Il a grogné et les a jetés sur le sol poisseux.
Il me prend, moi. Moi. Moi, seulement. Jeune pucelle et vieux camé. Tout à la fois. Drôle de couple. Je sens sa peau qui frissonne et la mescaline qui tremble et l’alcool dans son haleine et la coke dans ses narines. Il me serre entre le pouce et l’index, il me mate de tous les côtés, il me lèche en me faisant tourner. Il lèche en même temps la poudre restée sur ses doigts, il bave épais. Son poing se referme. Il m’emmène. Moi. Seulement moi.
Il a un rictus, dernière grimace à emporter, au moment de me glisser dans ma chambre sarcophage. Il en a pris soin. Elle brille de noir métallique. Il m’y fait pénétrer doucement, tendrement. Odeur de poudre brûlée, de gras et d’acier. La vie, maintenant, est au bout de mon tunnel.
Il ferme. Je sens le percuteur contre mon cul. C’est moi l’élue. C’est moi qui irai embrasser sa fleur de pensée liquide. Dire qu’il voulait être shérif. Je serais l’étoile. Je serais l’explosion finale. Il aime ça, les explosions. Il a vécu en explosions. D’orgasmes volés en diarrhées violentes, d’armes à feu en bouchons de champagne. Et pour la dernière ce sera moi, bang bang, contre son crâne, dans sa masse cérébrale. Nous allons succomber, ensemble, l’un par l’autre. Je te promets, chéri, d’être dure comme toi, éclatée pour toi, déchirante dans ta chair, pénétrante en vol pour le viol de ta peine.
La lumière, les flashs psychédéliques au travers de l’orifice, les bruits et les odeurs, le monde s’effacent. Le canon glisse sur ses cheveux gras. Il pue la fumée, de tout près. A bout portant, une étoile rien que pour lui. Clic. c’est le dernier des bruits. Clic. Parce que le boum est inaudible, là où nous sommes. Clic.

Rhétorique du parking.

" Mais lâches-le, reprit la femme, tu vois bien que c’est qu’un môme.
- Un môme qui viens de faire une connerie. Il va pas s'en tirer comme ça!
- Tu parles, c'est ta morale à toi. Y a rien de bien méchant là-dedans.
- La moralité, si tu veux, c'est aussi l'histoire de la responsabilité. Et c'est pas rien.
- ça commence quand exactement la responsabilité?
- Avec la conscience. Et ce gosse a tout à fait conscience qu'il a fait quelque chose de mal. Crois-moi. Sinon il ne se serait pas enfuit en nous voyant.
- Moi aussi, à sa place, j'aurais fui en te voyant débouler comme un taré. Et si carrément tu t'en réfères à la lutte du bien contre le mal, on n'est pas sortis d'affaire. Faudrait déjà les définir, et pouvoir être certains des effets dans le futur. Or le futur, on n'en sait rien. Même en admettant qu'on arrive à punir tout ceux qui font du mal, il ne resterait plus grand monde du côté des jurés. A commencer par nous. Lâches-le, j'te dis. Laisse-le filer.
- Non, c'est aussi pour lui que je le fais. Il faut qu'il apprenne ça. Dans la vie, à moins d'habiter sur une île déserte ou une grotte, on vit en société. Pour vivre en société, il faut respecter certaines règles élémentaires. Sinon ça vire au pugilat. Les tabous font de nous des êtres humains.
- Je rêve, c'est l'ancien anarchiste qui parle! Arrête ton char, César, les règles c'est de la foutaise faite pour être dépassées. La morale est aussi fluctuante que la météo. Et la responsabilité, c'est un gros mot qu'on nous a appris pour pouvoir y poser la culpabilité. Tu vas pas te mettre à nous réciter la bible tant que tu y es?
- Il faut avoir compris certaines choses avant de les dépasser. Et, sur ce point je te rejoins, ce n'est qu'un gamin. Bien trop jeune pour capter quoique ce soit d'autre que des règles basiques. Le bien, le mal. C'est pas si mal résumé. C'est pas la connerie en elle-même qui est grave, mais la transgression qu'elle suppose. La prochaine fois, ça sera plus grave. Tu le sais aussi bien que moi.
- ça te va bien de pérorer sur la transgression, tiens. Commences déjà par lui apprendre la clémence à ton grand criminel. Pour tout ce qu'on a déjà fait, nous autres humains. Au lieu de lui définir l'altruisme et la liberté humaine par leurs absences.
- Pour faire un être humain libre et généreux, il faut d'abord éduquer l'humain chez l'être.
- Voilà de bien grands mots pour une petite bêtise de rien. A cet âge, c'est de l'amour de ces congénères dont a besoin le petit d'homme. Pas de rhétorique sur le principe d'humanité.
- Parce que tu crois que c'est en lui donnant de l'amour que tu vas aider ce petit con? Tu veux pas lui acheter une glace non plus?"

Pris dans la discussion, l'homme avait relâché son emprise. Aucun des deux ne remarqua que l'enfant c'était éloigné. Par contre, le couple se retourna, synchrone, au son du moteur. En quatre secondes, le magnifique cabriolet était au bout du parking.

"T'aurais dû lui arracher la tête, à ce sale petit connard! Mes bijoux sont dans la malle arrière!" hurla t'elle.

Innocente horreur.

Papa est parti. Il fait des missions secrètes. C’est très loin, et ça dure longtemps. La dernière fois que je l’ai vu, j’étais toute petite. Je suis grande maintenant, mais je sais bien qu’on se reconnaîtra. Parce que c’est mon papa, tout de même.
Maman est malade. Elle est a l’hôpital. Je vais la voir les dimanches, et parfois le mercredi après-midi. C’est Mme Muller qui m’accompagne. Mme Muller c’est ma nourrice. Elle est très gentille. Elle prépare bien la cuisine. Et s’occupe bien de moi. Mais je préfère quand c’est maman qui raconte l’histoire. Elle sait bien raconter les histoires. Elle sait faire plein de choses, ma maman. Elle voit plein de choses aussi. Elle me fait rire. Et puis elle est gentille.
Quand maman guérira, je pourrais vivre avec elle. Je lui montrerai comme je sais bien faire tout plein de choses, moi aussi. Par exemple, maintenant je fais mon lit. Et je sais faire mes lacets aussi. Et puis je débarrasse mon assiette. Elle sera fière de moi ma maman.
Tu vois, je lui ai fait un joli dessin. C’est nous deux au parc. Regarde, elle me pousse sur la balançoire. Mes cheveux volent, tu as vu ? Et puis là, c’est notre chien. Je l’appellerais Caramel. Parce qu’il sera brun.
Tu vas me laisser voir ma maman, hein ? Mme Muller m’a dit que c’est toi qui décides où je vais aller. Moi, je veux être près de ma maman. Je suis sûre qu’elle veut me voir aussi. Hein ? Dis ? Il faut lui dire que je suis bien sage maintenant. Que je l’embêterais plus. Tu lui donneras mon dessin, d’accord ?
Je travaille bien à l’école. C’est maman qui me dit toujours ça. Tu peux demander à la maîtresse. Je fais toujours bien mes devoirs. Et je me tiens bien en classe.
Ma maman, elle dit que je suis le soleil de sa vie. Tu vois, ça veut dire qu’il faut qu’on reste ensemble. Sinon on sera malheureuses. Encore plus qu’avant.
Maman est fatiguée, tu sais. Je crois qu’elle a besoin de soleil. Elle est toujours toute pâle. Et ça lui fait des cernes. Et puis elle parle doucement. Elle pleure moins qu’avant, mais elle dort tout le temps. Je fais pas de bruit, et je la regarde. Des fois, je joue à la poupée. Tu as vu ma poupée ? Elle est jolie. Elle s’appelle Elise. C’est un joli nom. Sa robe est belle, tu vois y a des brillants sur le velours. C’est une princesse. Mme Muller m’a offert une brosse pour les bébés. Comme ça je peux la coiffer. Aujourd’hui, je lui ai laissé les cheveux sur le dos. Mais des fois je fais des tresses. J’arrive pas à bien faire les chignons. Maman m’apprendra. Elle se fait de beaux chignons ma maman. Elle est belle. Quand elle s’habille pour sortir, elle met du maquillage. Moi j’ai pas le droit d’y toucher. Mais elle me met du vernis, aussi du rouge. Depuis qu’elle est à l’hôpital, elle se maquille plus. Peut-être qu’elle n'a pas sa trousse ? Tu pourrais aller lui la chercher ? On habite au 18 impasse du clôt vert. Au dernier étage, à droite. Y a notre nom sur la porte. J’ai la clef, si tu veux, je te la prête. Et puis tu pourras lui prendre des robes et des jupes, à elle. Ma préférée c’est la grande blanche avec de la dentelle. Mais elle est trop jolie pour l’hôpital. C’est une robe du dimanche. Prends lui plutôt sa jupe bleue claire avec le chemisier beige. Ça lui va bien.
Ma maman sera malade encore longtemps, tu crois ? Qui s’occupe de la maison ? Les plantes vont faner. Tu pourras t’en occuper aussi ? Toi, tu es docteur ? Tu soignes ma maman ? Ou t’es dans la police ? J’aime pas les gendarmes. Ils posent pleins de questions très fort. Et puis, ils disent des bêtises. Ils comprennent rien. En plus, ils me font peur. Je veux pas aller en prison. Et maman non plus. Si t’es docteur, il faut que tu guérisses vite ma maman. Comme ça, les gendarmes pourront plus nous retrouver. On s’en ira très loin avec papa. Et on sera heureux tous les trois.

Virginie.

La méthode de Jacques était, somme toute, très simple : il allait là où elles étaient. Mais jamais aux mêmes endroits – sauf cas de capture programmée, ce qui était exceptionnel. Il préférait que reste imprévisible ce moment où elles seraient siennes. Comme tous les passionnés, il détestait le différé. Le match en direct, soumis aux aléas d’une situation non préparée, donnait plus de palpitations dans le cœur de cet instinctif. Il évitait aussi les lieux d’approches où il n’avait normalement rien à faire ; plus par crainte d’être repéré, que par réelle fierté de l’ouvrage soigné. Quoiqu’à l’évidence, la perfection de la chose participait grandement à la jouissance qu’il en tirait.
Ce dimanche de juin était un des premiers grands soleils de l’été. Tout le monde était à la plage, lui aussi, forcement. L’été c’était toujours plus facile, les gens sortaient, se mélangeaient plus librement, les corps étaient allégés des tissus opaques. Pour les trouver, il suffisait de mettre le nez dehors. Il avait pris tout l’équipement du parfait célibataire en goguette, drap de bain et lunettes de soleil compris. Son sac aussi, le sac à malice de Jacques. Un livre ouvert devant lui, il regardait négligemment les alentours, en attendant d’apercevoir celle qu’il attendait. Les familles étaient de sortie, les barbecues répandaient encore les odeurs du midi. Les hommes jouaient avec les enfants, pendant que les femmes somnolaient au soleil ou papotaient à l’ombre. Alors que l’après-midi avançait, ce fut au tour des sportifs d’occuper la vaste pelouse : volley, pétanque, rugby, freeze bee, et l’incontournable football. Patineurs et cyclistes se partageaient le chemin goudronné, tandis que le petit train touristique transportait les plus fainéants. Son regard passait sur cette scène de dimanche sanitaire comme sur les enfants nus, avec ce vide propres au chasseur qui attend sa proie. Vers 17h, un couple assez âgé passa devant sa serviette. La femme cria un nom : « Virginie ». D’instinct ses pupilles se contractèrent et la cherchèrent. Elle apparue quelques secondes plus tard, sortant de l’ombre des arbres alentours. Douce et belle Virginie. Elle était parfaite. Onze, peut-être douze ans, dans cette fraîcheur qui précède l’explosion pubère. Ses cheveux bouclés tombaient sur ses épaules en petits bonds au rythme de ses pas. Sa démarche avait cette nonchalance de la femme qui s’ignore encore. Virginie.
Connaître le prénom de celle qu’il possédait était toujours un surcroît de plaisir. Une saveur qui vous fait évoquer celle là plus qu’une autre, les soirs de solitude. Virginie portait admirablement son nom. Elle serait une pièce majeure dans sa collection de mineures. Car il lui fallait des fillettes prépuberts, et surtout vierges. Impérativement. Une fois il se trompa, et s’en rendit compte après coup. Cela le dégoûta proprement, comme si, à elle seule, son impureté avait salie toutes les autres. Il n’en dormi plus pendant des semaines et mis des mois avant de pouvoir recommencer. Ce fut le hasard d’un déménagement qui lui redonna goût à la vie, par l’entremise de sa nouvelle petite voisine : Julie. Ce fut d’ailleurs la seule fois où il s’intéressa à quelqu’un de son entourage proche. Le mauvais souvenir venait souvent hanter ses plus sombres cauchemars, aussi était-il devenu plus exigeant, s’abstenant au moindre doute. Il c’était résigné à n’avoir que peu de trophées, pour atteindre l’absolu.
Mais Virginie, décidément était parfaite, de toute évidence et sur tous les aspects. Le cœur de Jacques battait fort et l’émotion gagnait tout son être. Il fut contraint de la laisser s’éloigner, en espérant retrouver rapidement le calme nécessaire à l’action. Le couple, heureusement, s’installait non loin, sur une table à l’ombre du bosquet. Elle les rejoignit pour une partie de carte. Profitant de ce répit commode, Jacques regarda autour de lui. Non, personne d’autre que lui n’avait remarqué sa Virginie, personne non plus ne semblait avoir perçu sa nervosité soudaine. Au bout d’une vingtaine de minutes, l’arrivée d’un groupe d’ados au volume sonore caractéristique, lui donna l’occasion de se lever. Il ne pu s’empêcher de passer devant la table de jeu. La petite, admirable, se concentrait sur les coups. Cela donnait un pli charmant à son front. En face de cette perfection, du bouton de rose, le couple paraissait flétri, et il se prit à considérer qu’ils n’étaient sans doute pas ses parents. Cela le contraria, car il savait d’expérience que les grands-parents ou tuteurs sont toujours plus vigilants.
Il fit le tour et revint par le bosquet où il trouva rapidement l’endroit idéal pour être caché sans rien perdre de vue. Il savait que cette phase de gué était une frustration nécessaire. La moindre erreur à ce moment là pouvait compromettre tout le projet. Il connaissait, sans jamais avoir eu vraiment besoin d’y travailler, les pièges et les atouts, les petits trucs du traqueur averti, ce qui fait parfois la différence. Il répugnait, décidément, l’amateurisme flagrant de la plupart des gens, qui participait à la putréfaction des choses, du monde, des vivants même. Contre le vent qui trahit, il se délecta aisément de la fillette, des courbes de ses épaules, des angles de ses hanches, des rayons qui jouaient avec son duvet.
La partie s’acheva, le couple préparait maintenant le souper sur l’herbe. Virginie jouait juste là, devant. Elle se rapprochait, elle était à peine à 10 mètres, il pouvait la toucher du doigt. A ce moment, un coup de vent soudain souleva un nuage de flocons cotonneux. Les arbres alentours neigeaient sur l’enfant et sa jupe flottait sur ses cuisses. Jacques s’empara de son objectif. Il s’empara d’elle dans cette blancheur des fleurs, de la jupe et de la peau, dans la pureté ensoleillée de cette vision candide et offerte. Il se l’appropria de tous les côtés, devant et derrière, par-dessus, il convoita sa bouche et son visage, ses fesses et son dos, ses mollets tendres. Il la désira et la saisi. Toute entière.
Il rentra bien vite avec son butin, à l’abri, chez lui, pour en jouir. Virginie était déjà 46ème victime. Son âge. Un bon signe, sûrement que les photos seraient magnifiques.

Nuit d’averse.

Quand elle arrivée,
la pluie c’est mise
à tomber.
Le ciel lourd et menaçant depuis quelques heures,
a enfin lâché son trop plein
d’humidité.
Les premières gouttes heurtaient le toit de bois,
résonnaient entre les murs de papiers.
Les feuilles du jardin ployaient sous l’impact,
en souplesse.
C’était le grand soulagement annoncé qui tapait
aux portes.
Nemoro la regarda longuement. Elle était agenouillée, la tête haute et le regard clair. Elle attendait. La paupière assombri, les lèvres rougise, la peau blanchie, le parfum précieux, les cheveux remontés pour laisser voir la nuque. Elle était belle. Il lui demanda du thé. Elle le servi doucement, calme et sûre dans chacun de ses gestes.
Quand elle se déshabilla,
la pluie redoubla
en vagues
sur la maison. Des milliards de gouttes
tombant sur chaque espace du jardin aux arbres torturés,
sur chaque gravier ratissé,
sur toute la surface de la mare prise de
tourments.
Un trop plein de perles, en
déferlement
au travers des matières.
Un monde liquide et violent,
par l’eau douce.
Son corps souple s’occupa toute la nuit de ses sens, en adroites caresses, en infinis baisers, en longues pénétrations. Il ne la toucha pas. Presque pas. A peine tournait-il la tête, à peine levait-il un doigt, qu’elle avait compris. Il n’avait plus qu’à se laisser glisser dans cette demi conscience du plaisir étendu.
Il se laissa bercer par elles toute la nuit.
La pluie et la femme.
Jusqu’au matin, où le sommeil sonne aux paupières lourdes
des amants.
Dans le silence d’après l’averse nocturne.
Dans l’humidité d’une terre arrosée et d’une chaleur
évanescente.
Quand elle est partie, elle a allumé son téléphone. Il y a eu le bruit des messages manqués. Le taxi l’attendait déjà. La marchande d’amour.

T'avais pourtant promis.

T’avais quand même mis ta bouteille d’eau sur le porte-bagages. T’es un homme prévoyant. T’es sorti avant minuit, la nuit était claire par la lune, pas besoin de la dynamo. Elle marche pas de toute façon. Tu es parti sur la route de campagne, la route qui mène à la forêt. Mais toi tu n’allais pas si loin. Les animaux des pâturages faisaient des ombres dormantes et ruminantes. De temps en temps, un réveil hagard s’entendait. Et les grillons aussi. Maudits insectes insolemment ronronnant. Et le bruit de ton vélo sur le bitume. Celui des pédales qui lâchent et des changements de vitesses. Tu ramais sec dans la montée. Sacrée montée. Tu transpirais dans l’absence de pensées, luttant de toute ton énergie contre la cinétique de la pesanteur. Le coeur battant à tes oreilles. Arrivé au château d’eau, t’as bifurqué à gauche, vers le champ de maïs. T’as posé la bicyclette contre le grand chêne au bord du chemin et t’as continué à pied. Tout droit dans les lignes de fuites d’un horizon végétal et rectiligne. Après il a fallu couper à travers. Deux ou trois pieds y ont laissé la vie. Et puis t’es arrivé au bout. Le grand trou à peine visible sous les hautes herbes de la nuit. Mais toi tu savais qu’il était là. Le grand trou de ta destination. T’as même pas osé t’approcher à moins de deux mètres : le sol est friable par là, un accident est vite arrivé. Alors tu t’es senti un peu con. Et t’as eu froid. Satanée montée : elle t’avais pris toute tes forces et maintenant t’étais trempé et t’avais froid. Tu voyais pas bien de là où tu étais, alors t’as décidé de redescendre. Pour bien voir, d’en bas. T’as fait tout le tour, 8 kilomètres tout de même, mais c’était plus facile parce que ça glissait, ça dévalait, ça coulait, tout seul. Tu t’es mis sur le gros rocher affleurant. Et tu regardais le sommet de la falaise. Tu calculais la hauteur : bien 30 mètres avant l’eau. La paroi creusée portait encore les stigmates griffés des machines et des hommes, en ombres menacantes. Et tu regardais le sommet de la vieille carrière. Te délectant de l’idée du vide, vu d’en bas. Et les heures ont passées, délicieuses, dans la pensée d’un saut, sur ton rocher. Profondeur de la mare stagnante : 10 centimètres, un mètre par endroit. Même pas de quoi se noyer. Par contre, en sautant, t’aurais pu te faire mal. C'est sûr.
Les oiseaux se sont mis à chanter le lever du jour. Alors t’es rentré. T’as fait demi-tour, nostalgique déjà de ces heures de mort savoureuse. Une fois sur la selle, le mécanisme des jambes c’est mis en route tout seul. Rapidement, t’as pensé qu’il fallait se dépêcher. Rentrer avant qu’elle ne puisse voir la lettre sur l’oreiller. T’as pas fait de bruit, et t’es rentré. Aujourd’hui tu n’iras pas travailler, parce que sans tes 8 heures de sommeil tu vaux rien. Tu prendras un RTT et tu feras la sieste, en repensant à ta nuit.


Cannibale.

Et le train m’emporte, vite, toujours plus vite. C’est les lumières qui filent, filent et filent encore. Les poteaux et les tunnels comme ombres des rayons qui bondissent en crise épileptiques. Tellement vite, vertigineuse enfilade en rythme des voies. Je suis immobile dans le train de mes pensées, j’absorbe tous les flashs.

C’est arrivé. Je ne sais pas comment c’est arrivé. Ça a commencé avec sa peau. J’avais tellement envie de sa peau.

Il n’y a personne d’autre que moi. C’est un train fantôme, c’est un train fou. Il n’y a pas de gare. Juste des paysages éclatants, juste les voies et le train dessus. Ça accélère tant et tant qu’il n’y a plus rien que la lumière, toujours. Ça fini toujours en lumière. Tout à coup, tout est blanc.

Et puis les liquides aussi. J’ai voulu goûter ses liquides. Sa salive, sa sueur, son sperme et ses larmes. Le sang. Le sang aussi. Quand il a commencé à perler, j’ai léché longuement.

Je me réveille sur les draps blancs de l’hôpital. Tout est blanc autour. Même l’infirmière, même ses bas. Elle est jolie. Elle est la douceur du blanc. Le silence m’envahi. Avec le blanc. Elle vient faire mon pansement. Je crie.

Sa langue était si douce, je m’en suis délectée. Mais elle était petite, j’ai eu envie d’autre chose, rapidement. J’ai pensé que le foie ne serait pas mauvais. J’ai eu raison. Son foie était vraiment délicieux.











En hommage au calendrier diabolique
qui existe en moi, aussi.

La lettre.

C’est une silhouette regroupée sur le banc, enveloppée dans son manteau, cachée sous la capuche. C’est une ombre recroquevillée, qui ne bouge pas, à peine perceptible. Il fait froid, la rosée a tout mouillé autour sauf sous la place qu’elle prend. Ça fait un contour en négatif, une projection blanche sur le bitume.
A l’est pointe la lueur de l’aurore. Le jour arrive entre les montagnes en pâleur rosée. Le lac clapote doucement. On entend tantôt les voix fortes des derniers fêtards qui rentrent. Ils sont sur la place, plus loin. Les portes de voitures claquent, les moteurs démarrent et vont se perdre dans la ville. Elle ne bouge pas.
Les promeneurs de chiens arrivent avec les premier joggeurs. Elle lève la tête pour les regarder. La capuche tombe et ses cheveux s’étalent sur ses épaules. Car c’est une femme. Elle est belle dans cette aurore frissonnant. Inquiétante aussi car beaucoup des passants évitent le banc. Un chien amène sa propriétaire pour faire connaissance avec cette inconnue. Elle lui sourie. La femme tire sur la laisse dans la direction inverse. Le chien sanglote en faisant demi-tour.
Elle reste seule un moment. Le rose a pris toute la place dans le ciel. Il envahi tout. L’indécent rose dans les nuages coule jusque dans l’eau. Vers l’ouest, le violet fini de marquer la nuit. Les dernières étoiles se battent encore, ultimes scintillantes de l’obscurité consommée.
Tout à coup, l’astre du jour parait. Les premiers rayons effleurent la crête et sautillent jusque dans l’eau. Le jaune, l’or surgissent subitement. Le lilas disparaît en milles éclat de lumière sur la surface lisse. Tout à coup, il fait jour. Les lampadaires disparaissent. La silhouette se lève.
Elle a du rester un long moment dans cette position car ces articulations sont engourdies. Sa démarche est un peu raidie. Elle marche doucement. Elle longe l’eau vers la lumière. Un frisson la parcours, on le voit d’ici. Elle garde ses mains dans ces poches. L’air frais et humide du réveil lui fait les joues et le nez plus rouges. Elle renifle.
Un homme lui dit bonjour. Elle lui sourit. C’est sa réponse. Elle sourit. Elle se dirige vers un café. Elle entre dans l’atmosphère chaude et les odeurs de petits déjeuners. Il y a déjà quatre ou cinq personnes. Certaines lisent la première édition, l’édition du dimanche au lever du jour. Elle ôte son manteau et s’assoie. Elle regarde tout autour d’elle. La musique est douce, la serveuse arrive. Elle commande un café. Et un croissant. Quand la tasse arrive, elle pose ses mains tout autour pour sentir la chaleur. Elle boit doucement en laissant la vapeur réchauffer son nez. En mangeant le croissant elle observe encore la salle. Un couple discute autour d’un déjeuner copieux. Un homme est penché sur les pronostics des courses. Deux autres se taisent devant leurs tasses. Des doigts jouent avec les miettes sur la table, pour en faire de petits tas.
Elle cherche de la monnaie puis se lève. Elle remet son manteau en faisant sortir sa lourde chevelure. En passant elle souhaite une bonne journée à la serveuse qu’elle croise. Elle sort.
On entend sonner huit heures. Elle sort une cigarette, et un briquet. Elle allume cette cigarette, et aspire la fumée. Elle lève les yeux, et le menton. Elle souffle la fumée bleutée, qui se perd dans la brume alentour.
D’un pas vif, elle se dirige de l’autre côté de la rue, vers la poste. Elle se tient droite devant la boite quand elle y dépose la lettre. Prochaine levée dans 28 heures.

Henry.

Il fait nuit encore, la lampe de poche n’est un maigre chemin lumineux sur la boue de la cour. Le jour, on peut le voir si on sait où chercher dans la brume alentour. C’est encore une pâleur, une étoile qui brille moins fort. Et surtout c’est toute cette eau en suspension dans l’air, celle qui rend la respiration lourde. Henry a la buée de son souffle sur les petits verres qu’il porte de travers. De toute façon, la brume, la crasse, la buée, la poussière des granges à grains, tout cela l’arrange bien, Henry préfère garder cette vision floue et sale du monde. Celle qu’il a aussi quand il ôte ses lunettes.
Il avance, frigorifié, ça le pèle jusqu’aux os, jusqu’à l’intérieur de ses os, jusque la moelle. Il gèle à vif. Comme tous les matins, le corps d’Henry l’emmène jusqu’au tas de bois. Il s’arrache les mains en cueillant les bûches. Le sang est trop épais, ça fait une croûte dans sa paume.
Il rentre, il allume le poêle. Il prépare le petit déjeuner des deux gaillards de la ferme. Ceux là qui sont costauds et musclés. Ceux là qui rient fort. Ceux là qui frappent le chien, la femme qui est partie, et lui aussi accessoirement. Quand la bouteille est vide ils deviennent dangereux. Mais aujourd’hui il n’y aura pas de problème : Henry a vérifié le niveau fatidique. Et puis aujourd’hui, Marie doit venir. C’est qu’ils sont propres et lucides quand Marie vient. Marie la trop douce pour ces deux grands crétins qui savent même pas lire. Henry non plus sait pas lire. Mais il s’en fout parce qu’il fait des poèmes, dans sa tête. Ça lui servirait à quoi de les mettre sur du papier ? Des poèmes pour Marie, il en a déjà tout un recueil, il passerait bien le reste de sa vie à lui dire ses poèmes, chère Marie, au coin de ton oreille toute douce. Le soir, parfois, ça lui arrive de glisser ses vers sur le corps de Marie. Sur sa peau qui serait comme un morceau de soie, tout fin, à travers duquel il sentirait la vie palpiter. Ça donne faim ces idées là, Henry pense au pain parce qu’il a le sexe tout dur.


Ils l’ont envoyé nettoyer le poulailler, nourrir ces volatiles puants dans la poussière de leurs excréments, ramasser leurs œufs dans la boue de leurs déjections. C’est l’odeur qui est insupportable. Et puis il faut aller dans les recoins, respirer la poussière. Le froid n’est plus qu’un doux souvenir dans cet enfer à plume. Il lutte, il nettoie, il ramasse. Il sort victorieux et blanc, crachant et reniflant dans l’eau du dehors.
Quand il arrive dans la maison, il sent qu’elle est là. C’est son parfum qui tranche si distinctement avec l’odeur de cendres froides et d’alcool et d’urine rance. Il laisse le panier sur la table. Il fait couler l’eau glacée sur ses lunettes, il frotte le verre. C’est trop gras. Il fait fondre le lourd savon de Marseille qui traîne sur le rebord. Il est tout sec, la mousse se fait attendre. Quand la crasse part enfin de ses mains, il voit ses doigts bleus. Il essuie les verres avec un petit bout presque gris du vieux chiffon à vaisselle. Il ouvre les yeux. Ça lui fait toujours une drôle de sensation de retrouver la vue. Chaque fois il se revoit chez le docteur, la première fois. Quel âge pouvait-il avoir ? Quand il a vu le cabinet du vieux médecin de campagne. Il voit le visage de sa mère. Et le lino tout abîmé sous la chaise du bureau.
Aujourd’hui il va voir Marie.
Il ne regarde pas trop la pièce, le moins possible. Il entend du bruit dans la pièce d’à côté. Il s’y dirige, les yeux sur ses godasses. La porte est entrouverte.
Il regarde à l’intérieur.


Ils sont là, tous les trois, à moitié nus.
Il est enfant, il porte ses lunettes et il voit ses parents dans le lit conjugal.
Mais là c’est Marie. Marie toute salie par ces brutes.
Marie et sa peau blanche si belle entre les peaux noircies des hommes.
Le sexe de Marie défiguré par l’indescriptible monstre.
La bouche de Marie, les seins de Marie, les fesses de Marie, les cheveux de Marie, les jambes de Marie et son ventre et ses mains et son cou et ses pieds.
Ce n’est plus Marie. C’est le corps tout sali de Marie. Des restes de Marie. Des bouts de Marie.

Sa main se referme. C’est toute la haine, de toute cette salissure, de tout ce moche, et de tout cet univers dégoûtant, qui est au bout du tisonnier. C’est l’insupportable qu’il faut faire disparaître à grands coups.
Le corps de Marie s’effondre et le sang épais fait une grosse tache sur sa chevelure blonde.
Henry regarde sa main : la croûte a cédée ; il regarde sa main qui saigne.