Je ne sais pas comment et quand cela a commencé. Il me semble que cela a toujours été. Mon épitaphe sera :
«Ici est censé reposer Skoliad, grande substituable. Mais il est possible qu’elle soit à côté.»
Cependant, avant d’en arriver au possible tour de passe-passe d’avec la grande faucheuse, je reprends depuis le début. Ceci est une chronologie, quoiqu’on en dise. J’imagine que vous avez besoin de bois pour votre feu, ça vient. Ceci est un listing des pouces dans la bouche et des canderels dans le café d’une âme de barbapapa. Vous comprenez ? J’étais faite pour le symbolisme, depuis ma plus tendre enfance.
Plus tard le phénomène n’a fait qu’accroître et accélérer. J’ai engendré un substitut général intérimaire qui collectionne les masques à mi-temps. A l’envers de ma jeunesse, il m’est arrivé de revendiquer des racines. J’ai rapidement abandonné. Quand on grandit une chose à la place d’une autre, qu’on vit à la place d’une autre, on fini par ne même plus pouvoir déterminer l’original. Mais est-ce important ? Car toute substituée que soit ma vie, elle n’en reste pas moins réelle et vraie. Le texte que vous lisez, aussi. Tout fictif qu’il soit, il n’en est pas moins effectif. On n’y peut rien, admettons-le. La vérité, donc, je m’en contrebalance bien. Je vous cause, à l’évidence, d’une chose pour une autre.
La prise de conscience fut tardive, j’en conviens. J’ai longtemps vécu dans l’aisance de mon propre univers interchangeable. J’ai privilégié l’enfance. Cela n’a néanmoins rien changé. Quand j’ai enfin découvert la société, j’ai vite compris que j’y avais tout à fait ma place, tel quel. Le monde est une gigantesque partie de poker me disait un joueur, c’est du grand bluff. Je ne vous assommerais pas d’exemples inutiles : faites l’expérience vous-même. La vie fourmille de caméléons et autres camouflages, remplacements, comédies, faux-semblants, illusions, étiquettes, habits, statuts, hypocrisies, artifices, séductions, subterfuges. C’en est effrayant.
Dans mon cas particulier, je me suis donc adaptée rapidement à toutes sortes de milieux. C’est l’avantage de ma situation, tout est utilisable. Toutefois, la plus grande surprise de ma vie d’adulte, ma joie aussi, a été de rencontrer les gens. Les autres. Les autres qui se substituent à d’autres Autre, des autres qui restent autres et, les plus passionnants pour l’adepte de l’image en miroir que je suis malgré moi, les autres qui sont pareils – c'est-à-dire aussi ceux qui sont opposés puisque l’inverse est toujours du même pour finir. Cela ne c’est pas fait sans heurts bien sûr. Le regard rebondit, tout à coup on prend forme dans l’œil d’autrui. Il y a quelque chose de l’ordre de la consistance dans la rencontre.
Ce processus engendre toute sorte de réactions, à commencer par la déception. L’esprit fonctionne trop souvent en mode polaroïd, l’image de l’être figée dans un moule à prise rapide. C’est une réplique, encore. La pire de toutes. En tout cas la plus insupportable du fait qu’elle nous échappe et se retourne contre nous. Bientôt j’ai fait l’amère expérience des reproches. Je vous en parle ici parce qu’évidement, concrètement, les critiques se sont accrochées sur mes récurrences aux métamorphoses. Mais pour finir je crois qu’en fait ce n’est qu’anecdotique. J’aurais été autrement qu’on m’aurait blâmée du contraire.
Rien de tout cela ne serait arrivé, cependant, sans une histoire d’amour. Je substituais depuis plusieurs mois déjà avec un gars sympa et fort bien fait de sa personne. Nous prenions réciproquement plaisir dans nos rôles sexuels et autres substituts matrimoniaux. Comme il était intelligent et lui-même pourvu d’un certain attrait pour l’allégorie -par son obstination à l’exclure- j’oubliais peu à peu la possibilité d’un malentendu. Je ne me rappelle plus précisément l’objet de la dispute. C’était à propos d’un ersatz de repas, je crois. Toujours est-il que j’ai fini la soirée dehors. Après dix minutes d’errance sur les trottoirs mouillés, je me suis décidée à rejoindre mes piliers de comptoir favoris. Je vous raconte ça, n’en prenez pas notes. C’est pour vous faire comprendre mon état d’esprit quand je suis rentrée dans ce bar. Ce n’est même pas un justificatif à mon acte. C’est ce qu’il s’est passé. J’y ai fait la connaissance de mon quidam avec qui je passais une soirée finalement pas si désagréable. Nous buvions un excellent vin, le temps passait, bienveillant.
« Mettez-vous à ma place ! » Voilà ce qu’il a dit, précisément. J’ai dis d’accord.
Le reste, les détails pratiques, ne nous ont pas pris plus que la nuit. Nous sommes entrés dans la vie de l’autre au petit matin. Et quelle vie ! Vous en conviendrez. J’aurais pu tomber plus mal. Souvent je me suis surprise à sourire de la perfection de l’incident. J’ai des instants d’humour avec la destinée à laquelle je ne crois pas. Et, tout de même, j’avoue avoir ressenti une sensation de sérénité inespérée. Je vivais l’idéal, pratiquement, objectivement et de tous points de vue. Cela suffisait à tout. Comme rien ne m’appartenait, rien n’était difficile. L’intégration fut instantanée. Sa femme, ses amis, ses collègues, ses enfants et même son chien n’y virent que du feu. Cela dura un certain temps.
Etait-ce trop facile, justement ? Avais-je pris goût à l’expérience du changement pour ne plus me contenter du résultat ? Je n’ai pas eu le temps d’y réfléchir alors, tant les vies ont défilé rapidement. Les opportunités surgissaient de toutes parts, je les saisissais, presque par réflexe. A cette époque j’étais prise dans l’acte travesti. Mes vies me prenaient tout mon temps, pour ainsi dire. C’est une richesse que je n’exploitais pas encore, je me contentais d’accumuler, facilement. Le nombre, le genre, les détails sont secondaires. Ce que devenaient ces existences après moi m’importe peu. Ce ne sont pas des graines que je semais. J’empruntais des chemins qui se poursuivaient après que je les eusse quitté. Je ne nie pas ma responsabilité propre, mais enfin, je la cerne de mes actes et de mon éthique. Il y avait somme toute assez peu de malhonnêteté dans tout ça. Entrer dans l’histoire d’un tueur n’a pas fait de moi une meurtrière, et je ne suis pas devenue chaste pendant mon ministère catholique. Je suis entièrement de cet avis : l’habit ne faisait pas de moi le moine.
Pour autant, j’ai toujours respecté mon humanité, quoiqu’on en dise. C’est ma plus grande réussite. Aujourd’hui je me suis retirée des affaires, bien sûr. Mais croyez-en mon expérience, c’est le moyen le plus facile pour faire carrière. Il apparaît maintenant évident que la sincérité avec laquelle j’ai mené tout ceci a grandement favorisé son développement. Je considère même qu’elle est condition. Je suis une idéaliste, voyez-vous.