C’est l’été sur l’usine. Fermeture du mois d’août pour ses laborieuses, un arrière goût de liberté en récompense, un cadre en fenêtre de l’espace temps ouvrier. Mélusine ne part pas. Ce n‘est même pas parce que son salaire est minimal. Mélusine habite un petit studio en banlieue, n’a aucune activité, mange peu. Elle a des économies, involontairement de quoi partir vers ailleurs le temps de l’été. Mais elle n’y a jamais pensé, instinctivement elle n’a même jamais envisagé de partir. Pour où, et vers quoi qui en vaille la peine ? Mélusine ne part pas, ne s’éloigne pas de son bassin d’origine.
Le premier week-end se passe comme d’habitude. Levé à 7h, café noir. A 8h les doigts s’agitent un peu, prendre une boîte de raviolis et du sucre, passer chez la propriétaire. Mais dès le lundi, une nouvelle forme d’effervescence l’envahie. La ligne N°4 l’appelle de ses mains, nerveusement prises de tics désagréables. Etrangement ce comportement des extrémités ne cesse pas avec les heures puis les jours. Mélusine a une idée : elle commence le tricot. Elle se rappelle vaguement le nœud de base. Elle achète une pelote de grosse laine jaune en solde et puis deux aiguilles, trop fines pour son fil. A 16h30, elle a un rectangle de 32 cm de large, exactement. Les premiers rangs laissent un peu à désirer. Mais rapidement l’ouvrage devient régulier. Mélusine tricote dans sa cuisine tout l’été. Passer la pointe dans la boucle, le fil entre les aiguilles, l’aiguille de l’autre côté, point suivant. Cinq jours par semaine, pendant sept heures. C’est une drôle de banderole multicolore qui s’entasse dans le coin.
En septembre, la ligne redémarre. Les visages paraissent plus lumineux pendant quelques secondes, puis la lumière bleue s’allume. Pièce du bac, côté droit, clic, rondelles, vis, tapis, pièce du bac, clic, rondelles, vis, pièces, vis, clic, rondelles, clic. A 16h30 c’est la quille. Bus N°94 à 16h43. Seulement, quelque chose vient encore de changer pour Mélusine : ses mains ne se suffisent plus de la ligne N°4. Ça peut paraître anodin, dit comme ça, si on accepte le fait que des mains agitées peuvent prendre le contrôle d’une vie. Mais pour Mélusine c’est une révolution. Mélusine fait quelque chose, en dehors des actes strictement nécessaires à la vie et elle y a pris goût. En tout cas cela présente un intérêt immédiat vis-à-vis de ses démangeaisons palmaires.
En dehors de toute pensée concrète, elle se dirige déjà vers la mercerie. A la devanture, la vendeuse finalise sa vitrine d’automne : il s’agit d’une tapisserie de saison – une scène de chasse à cour – exposée autour de fils aux couleurs du même thème. Mélusine trouve que ça prendrait moins de place, elle entre à la recherche de son nouvel ouvrage. Mélusine arachnide est devenue pénélope sans le savoir. Peut-être bien que le seul Ulysse de Mélusine ne sera que la mort elle-même. Peut être bien qu’elle n’est pas vraiment différente. Derrière les points, les vis, les nœuds, les rondelles et les tapis, y a-t-il jamais plus que du fil en solde ?