Secret de famille.

C’était un bel après-midi d’automne. La température quasi estivale faisait oublier le raccourcissement des journées et on avait décidé de déjeuner dehors. Le repas d’anniversaire avait été copieux, comme toujours grand-maman c’était dépassée. Les convives, enfants, petits-enfants, cousins et amis, digéraient tranquillement à l’ombre du grand tilleul. De temps en temps une feuille jaunie atterrissait sur la nappe blanche, comme une invite aux dernières langueurs de l’été. Les femmes débarrassaient, les enfants jouaient sur l’herbe et les hommes fumaient par petits groupes de deux ou trois. Le patriarche était resté assis, au bout de la tablée désertée. Il fêtait ses soixante dix ans cette année, et les invités étaient plus nombreux que d’habitude. Cela semblait le fatiguer. Il dodelinait doucement de la tête, prémisses d’une sieste après le repas.
Les femmes revinrent en même temps, en appelant les enfants, pour se remettre à table. Lentement, parfois presque à contre cœur, chacun repris sa place. Quand tout le monde fut prêt, grand-maman arriva avec le gâteau magnifique et les 7 bougies allumées. Chacun se mit à chanter le refrain « Joyeux anniversaire » au grand-père que l’on avait doucement réveillé. Les plus jeunes suivaient avidement des yeux la pâtisserie. Grand-père souffla ses bougies, le champagne fut servi, le toast porté. Santé et bonheur. Il remercia tout le monde, et se lança à l’attaque du dessert, en donnant par là même le signal à tous. On n’entendit bientôt plus que les petites cuillères.
L’oncle Arthur était diabétique. Le plus terrible pour lui, qui était privé des desserts et des coupes alcoolisées, c’était ce silence, pendant que chacun se livrait à la gourmandise qui lui était interdit. En promenant ses yeux sur l’assistance il vit la petite Jessica, sa nièce, qui ne mangeait pas.
« Tu n’as plus faim ? lui demanda t’il, heureux, en somme, de trouver quelqu’un à qui parler.
- Non, et je n’aime pas la crème.
- Tu veux garder la ligne ? Plaisanta t’il
- Non, répondit la gamine, sérieuse, je n’aime pas la crème.
La dureté du regard azur étonna un peu le bonhomme rondouillard. Aussi s’empressa t’il de changer de sujet de conversation.
- ça va à l’école ? Tu aimes l’école ?
- Oui, on apprend plein de choses, j’aime beaucoup l’école.
- Oui ? fit il surpris. Quelle est ta matière préférée ?
- La biologie. En ce moment on étudie la génétique.
- Ah ? Et à quoi ça te sert, la génétique ?
- On apprend comment se fait la transmission des gènes. Notament qu’il y a des gènes plus forts que d’autres. Pour les yeux, par exemple, c’est le gène qui code pour la couleur bleue. On dit qu’il est récessif. Comme on porte chacun un gène du père et un gène de la mère, c’est le dominant qui l’emporte. Et le recessif qui ne s'exprime pas. Donc si tu as un gène bleu de ta maman et un gène marron de ton papa, tu auras les yeux marron. Et vice versa, si tu as des parents aux yeux bleus, ils n’auront forcement que des enfants aux yeux bleus, puisque chacun des deux à 2 gènes bleus. Tu me suis, oncle Arthur?»
A ce moment, oncle Arthur, abasourdi par le discours de la gamine de 12 ans, s’aperçut que plus personne ne mangeait. Pour autant aucun n’osait dire un mot.
« Que de la connerie! Voilà ce qu’on apprend aux jeunes de nos jours! Et bien, pauvre France!» résonna la voix au bout de la table en faisant sursauter les adultes plus que les enfants.
Il y eut encore un instant de silence. Tante Aline, qui avait gardé ses beaux yeux noisettes tournés vers son assiette, se leva. Un peu trop brusquement car elle renversa sa coupe de champagne. On épongea bien vite la flaque encore pétillante, pendant qu’elle filait à l’intérieur nettoyer sa robe.
Quand les deux perles si claires de grand-maman se teintèrent d’eau, Mr Denis, le voisin, coupa le silence qui s’allongeait en lançant un tonitruent :
« En tout cas, c’est sûre qu’on ferait mieux de leur apprendre la cuisine à toutes ses jeunes filles! Les hommes de leur génération vont mourir de faim avec toutes ses pimbêches qui savent même pas faire de pâtes! »
Un rire général s’empara de l’assemblée, comme un gros soupir de soulagement. Et personne n’entendit la gosse qui ajoutait :
« C’est pas des conneries, la preuve, dans notre famille nous avons tous les yeux bleus. Et j’aime pas la crème, moi je préfère les glaces ».

1 commentaire:

Anonyme a dit…

"Un rire général s’empara de l’assemblée, comme un gros soupir de soulagement. Et personne n’entendit la gosse qui ajoutait :"

"Un rire général s’empara de l’assemblée, comme un gros soupir de soulagement. Et personne n’entendit la gosse qui, fixant son regard bleu dans les grands yeux bleus d'Arthur, ajoutait :"